Le marxisme de Liborio Justo

Homme politique, écrivain, voyageur, il fut l’un des introducteurs du trotskysme en Argentine. Il adhéra au mouvement de la Réforme Universitaire, critiqua la structure latifundiaire et défendit la lutte des peuples originels et l’intégration continentale.

Par Cristina Mateu *

[Traduction du portugais : Aloys Abraham, Emma Tyrou, Félix Gay, Jean-Ganesh Faria Leblanc, Laure Guillot-Farnetti]

JUSTO, Liborio; “Quebracho”; “Lobodón Garra” (Argentin ; Buenos Aires, 1902 – Buenos Aires, 2003)

1 – Vida e práxis política

Liborio Justo naquit au tournant du XXe siècle au sein de l’oligarchie argentine. Dans son autobiographie, écrite à l’âge de 36 ans (Prontuario, 1940), il présenta ses racines, les péripéties et les engagements politiques qui marquèrent sa vie, décrivant la manière dont les différentes générations de sa famille furent liées à des faits et des personnages de l’histoire nationale.

L’un de ses arrière-grands-pères arriva en Argentine en 1829, pendant la guerre qui opposa Unitaires et Fédéralistes (1820-1853)1, et devint propriétaire terrien. Son grand-père paternel, né à Corrientes, fut député, poète, historien, franc-maçon, auteur du premier Code rural correntino et, brièvement, gouverneur de la province (1871). Son grand-père maternel, fils d’Espagnols, intégra le corps des chasseurs, chargé de la lutte contre les indigènes araucaniens à la frontière sud, avant de participer à la Guerre de la Triple Alliance contre le Paraguay, en 1865. Ses parents appartenaient aux vieilles familles de propriétaires terriens, « décadentes » mais fières de leur position sociale et désireuses de retrouver leur statut. Son père fut capitaine dans l’armée, raison pour laquelle il s’installa avec sa famille près du Campo de Mayo (une zone militaire proche de la capitale fédérale) – une période dont Liborio Justo se souviendra comme des années d’isolement social. Le jeune Justo vivait sous les attentions excessives de ses parents et des employés domestiques, dans une atmosphère religieuse étouffante.

En 1911, il intégra le collège La Salle, à Buenos Aires. Il détestait alors autant l’école que la ville. Son intérêt pour la littérature et ses attitudes extravagantes constituèrent sa réponse à une éducation qu’il jugeait « livresque et indigeste ». Il défia les privilèges sociaux d’un milieu aristocratique et religieux qu’il rejetait. Il préférait s’intéresser à l’origine de la vie, du monde, au destin de l’humanité et au sien propre, aux œuvres d’auteur·ices américain·es qu’il découvrait en rejetant les penchants européistes de sa famille. À cette époque, il se consacra avec sérieux à la lecture d’auteurs russes, comme Dostoïevski, et latino-américains, comme Horacio Quiroga – en plus de participer à des compétitions sportives. Au début de la Première Guerre mondiale, la connaissance limitée et confuse du jeune Justo de la situation mondiale le conduisit à admirer la force de l’Allemagne et à ignorer les événements sociaux qui secouaient la Russie tsariste.

En 1918, poussé par sa famille, il entra à la Faculté de médecine. Cette époque coïncida avec la lutte étudiante pour la Réforme Universitaire, marquée par l’occupation de l’Université nationale de Córdoba, puis l’intensification des luttes ouvrières qui aboutirent à une grève insurrectionnelle, connue sous le nom de Semaine Tragique du fait de sa répression sanglante. L’agitation universitaire et la fraternisation avec des jeunes de différents milieux sociaux ouvrirent une nouvelle perspective à ses préoccupations et ses recherches. Il fut candidat aux élections des représentants étudiants, ce qui lui permit de tisser des liens avec des étudiants de droite comme de gauche. Durant cette période, il se consacra à la photographie et écrivit ses premiers articles universitaires.

Il avança dans ses études médicales, poursuivant son militantisme universitaire, et travailla en tant qu’assistant de vaccination et aide-laboratoire. Dans le cadre de l’agitation universitaire de la Réforme, qui proposait la destruction de l’ancienne université et la création d’un monde nouveau, Justo se rapprocha de la Nouvelle génération2, qui critiquait la Première Guerre mondiale et saluait la Révolution socialiste en Russie. En plein mouvement étudiant, il voyagea avec son père au Chili, marchant sur les traces indigènes du Chemin inca3 et s’émut des imposants paysages montagneux de l’Aconcagua et de la Patagonie. Ce voyage constitua l’une des nombreuses occasions de s’éloigner de la Faculté, à laquelle il ne s’intéressait pas.

Malgré une ouverture à de nouveaux horizons politiques et sociaux, entre 1921 et 1924, il resta prisonnier d’un milieu social qu’il méprisait. Les sentiments contradictoires générés par son statut d’intellectuel bourgeois le firent agir avec frivolité, bien que ses réflexions se vissent renforcées par la lecture d’écrivains tels que Jack London, Rudyard Kipling ou Joseph Conrad, et un intérêt pour la culture anglo-saxonne et l’art de la Renaissance italienne.

De retour à ses études de médecine, il renoua avec la Nouvelle génération et le mouvement de la Réforme – dont les débats dénonçaient l’expansion impérialiste des États-Unis au Mexique et en Amérique centrale. Cela le conduisit à étudier l’histoire de l’Amérique du Sud et à envisager la possibilité d’une révolution continentale comme solution aux problèmes sociaux.

La nomination de son père au poste de ministre de la Guerre, en 1922, provoqua la mise en retrait de ce jeune homme rebelle. Il se réfugia dans l’étude de l’histoire de l’Argentine et de l’Amérique latine, dont les pays étaient soumis aux intérêts expansionnistes des États-Unis et de la DoctrineMonroe. En 1924, à l’occasion du centenaire de la bataille d’Ayacucho, il voyagea avec son père au Pérou, accompagnant la délégation officielle, et participa à de somptueuses célébrations. Dans ce pays, il constata la misère et l’oppression des masses indigènes et métisses, attestant des mauvaises conditions générées par la domination coloniale et impérialiste sur ces territoires, autrefois le centre du grand Empire inca – et où il restait encore des traces des anciens ayllus (forme d’organisation sociale communautaire). En 1925, de retour en Argentine, il appareilla sur un bateau en partance du port de La Plata vers la Terre de Feu. Il voyagea à travers les provinces de Santa Cruz et du Chubut et visita le champ pétrolifère de la compagnie d’État, Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF). Il repartit pour le nord de l’Argentine, traversant les provinces d’Entre Ríos, Corrientes et Misiones. Au cours de ce nouvel itinéraire, il découvrit la langue guarani et la nature exubérante de la forêt tropicale. En suivant par voie fluviale de l’Alto Paraná jusqu’aux chutes d’Iguaçu, il fit la rencontre des mensús – des journaliers chargés de travailler dans des moulins et des plantations de maté, traités comme un « véritable bétail humain » – et put écouter leurs récits d’exploitation et d’esclavage. En chemin, il croisa des tenentistas4 brésiliens rebelles, issus de la révolte pauliste de 1924, par lesquels il eut connaissance de l’existence du général Isidoro Dias Lopes et de la Colonne de Luiz Carlos Prestes. Ne pouvant poursuivre ses aventures sans argent, il s’engagea à Asunción comme électricien auprès de l’International Products, une entreprise étasunienne qui exploitait durement ses travailleurs. Arrivé à destination, il ne travailla pas comme électricien, mais comme porteur de sacs de tanin ; il tomba malade, retourna à Asunción et, de là, rentra à Buenos Aires.

En 1925, il participa à la célébration du centenaire de l’indépendance de la Bolivie en tant que membre de la délégation argentine, bien conscient des conflits régionaux, des intérêts des compagnies pétrolières yankee5 et du déclenchement de la guerre du Chaco. La Nouvelle génération et le mouvement de la Réforme étaient à l’époque en pleine croissance, rassemblant des personnalités latino-américaines que Justo qualifiait de romantiques – raison pour laquelle il ne s’y intégra pas pleinement.

L’année suivante, il embarqua pour Liverpool, mais dut réorienter sa destination vers l’Espagne et la France. À Paris, il participa à une manifestation pour la liberté de Sacco et Vanzetti, deux ouvriers anarchistes condamnés à mort aux États-Unis. C’est là qu’il commença à se documenter sur l’Union soviétique et à s’intéresser aux figures de Lénine et de Trotsky. Son voyage se poursuivit à travers l’Italie, où il prêta davantage attention à la grandeur artistique du pays qu’à la répression fasciste de Mussolini. Il fut par la suite nommé secrétaire d’une mission diplomatique argentine à Washington, et, en dépit de son embarras, se rendit aux Etats-Unis. Malgré toutes ses critiques de jeunesse sur la politique étasunienne, il fut ébloui par la modernité, le pragmatisme, la mécanisation, l’agitation de la vie et le bien-être social du pays. Son activité professionnelle lui laissa le temps de visiter plusieurs États et des quartiers afro-américains, et ainsi de témoigner de la précarité des conditions de vie et du racisme.

En 1928, il voyagea à nouveau à travers le territoire argentin, cette fois en Patagonie, où il visita de grands latifundia, principalement anglais. Son esprit aventureux le conduisit à rejeter le travail bureaucratique, préférant les activités pratiques. Insatisfait et peu autonome économiquement pour vagabonder là où sa curiosité le menait, le jeune Justo se consacra à l’étude de l’histoire nationale.

Sa position anti-impérialiste, éclipsée lors de son voyage aux États-Unis par une vision démocratique évolutionniste, resurgit lorsqu’il obtint une bourse de recherche sur les idées et institutions étasuniennes. Avant son départ, il décida d’entreprendre un « voyage vraiment audacieux » et se rendit en Terre de Feu et au Chili, où il fut témoin de la famine dont souffraient plusieurs peuples indigènes. Pendant son nouveau séjour aux États-Unis, il visita de nombreux États et universités, nouant des contacts avec plusieurs intellectuels. Il y défendit les droits de l’Argentine sur les Malouines et l’Antarctique, et remit en cause le panaméricanisme impulsé par la puissance étasunienne. L’effondrement de la bourse de Wall Street ayant déjà eu lieu, Liborio Justo constata que la population ne prenait pas conscience de la gravité de la crise et la percevait encore comme un « accident passager ». Lors de ses promenades dans les quartiers les plus pauvres, peuplés de personnes noires et latinas – à l’instar du quartier révolutionnaire d’Union Square – il put constater la force du racisme. Par ailleurs, la pénétration et la domination croissantes des États-Unis en Amérique latine, sous couvert d’une fallacieuse « politique de bon voisinage », était un sujet de préoccupation pour lui.

À la même période, Justo fut également affecté par la nouvelle du coup d’État militaire en Argentine contre le gouvernement d’Hipólito Yrigoyen, en 1930. Il s’attendit à des réactions critiques et révolutionnaires de la part des jeunes de la Nouvelle génération, mais il fut déçu par la passivité des principales figures du mouvement. Il estimait alors nécessaire de construire un parti politique dans le style de l’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA)6, qui prônait l’unité anti-impérialiste face à l’avancée des États-Unis, mais il fut découragé par la faiblesse de la réponse des dirigeants du Parti socialiste argentin au coup d’État. Face à cette situation, il se tourna vers le travail journalistique, écrivant des articles brefs et anonymes qui parurent dans la rubrique « Actualités » du journal La Prensa.

La nouvelle situation en Argentine fit émerger de nouvelles questions qui, associées à sa connaissance plus exhaustive de l’URSS et de la IIIe Internationale, conduisirent Justo à des reformulations idéologiques. Il fut mit sous pression devant les contradictions générées par le triomphe électoral de son père à la présidence du pays. Sa famille l’obligea à poursuivre ses études de médecine et à accepter un mandat municipal, duquel il démissionna rapidement.

L’étude systématique du matérialisme historique le conduisit à remettre en cause nombre de ses idées antérieures : il repensa le rôle du prolétariat dans l’unité de l’Amérique du Sud, le manque d’efficacité des postulats du mouvement réformiste pour détruire un système capitaliste dépassé. Il lui parut décisif, dans un processus révolutionnaire, de connaître et de participer à la lutte des classes. Bien qu’il découvrît, en pratique et en théorie, la particularité et l’incidence de l’impérialisme sur son continent, il ne se trouva aucune affinité avec les partis révolutionnaires américains, qu’il jugeait déconnectés et ignorants quant aux problèmes socio-économiques de leurs propres pays. Justo estimait que les partis communistes d’Amérique étaient plus attentifs au processus soviétique et aux exigences du nationalisme russe qu’à leurs propres problématiques. Il insistait sur le fait que l’internationalisme marxiste devrait être au contraire enraciné dans les réalités nationales.

Après publication de son livre, La Tierra maldita ([La terre maudite : récits courageux de la Patagonie sauvage et des mers du Sud] B.A, Editorial Cabaut, 1933), il se rendit aux États-Unis avec l’idée de présenter l’ouvrage à New York. Au cours de sa visite, il remarqua le délabrement et le désenchantement d’une ville en ruine, qui contrastait avec l’atmosphère de prospérité et de confiance qu’il avait connue. Il prit des photographies de commerces en faillite, de milliers de chômeurs entassés sur les places, de maisons abandonnées. Dans ce contexte, les manifestations et les publications des révolutionnaires socialistes se multiplièrent, remettant en cause le système en place. La crise aux États-Unis générait une effervescence de débats, d’expositions, d’actions politiques et artistiques qui réunissaient artistes, professeurs et écrivains. Témoigner de ce processus de destruction des gigantesques forces productives des États-Unis lui permit de réaffirmer la thèse de Marx sur « l’anarchie de la production capitaliste ».

De retour à Buenos Aires, il entra en contact avec le Parti communiste argentin (PCA). Il critiqua cependant rapidement le manque d’idéaux nationaux et américains de ce parti – nécessaires, selon lui, pour promouvoir un processus révolutionnaire – et remit en cause la politique de « fronts populaires », qui prônait une alliance avec les prétendues « bourgeoisies nationales ». Il rejoignit le Groupe des Intellectuels, des Artistes, des Journalistes et des Écrivains (AIAPE), au sein duquel il écrivit, donna des conférences et exposa ses photographies. Simultanément, il commença à rencontrer les partisans de Trotsky en Argentine.

Il entretint avec son père, Agustín Pedro Justo, alors président du pays, une relation faite de « résignation et de philosophie », et ce jusqu’en 1936. Cette année-là, le dirigeant argentin recevait son homologue étasunien, F. D. Roosevelt, lorsque Liborio interrompit le discours du visiteur en criant « À bas l’impérialisme ! ». A partir de cette action d’éclat, qui lui valut quelques jours de prison, Liborio Justo mena des débats politiques et rédigea ses textes sous le pseudonyme de Quebracho.

En 1936, il rompit avec le PCA, justifiant son choix dans une « Lettre ouverte aux camarades communistes », publiée dans la revue Claridad, dans laquelle il affirmait la nécessité de construire une nouvelle Internationale Communiste (IC). Déjà critique des positions staliniennes du PCA, Justo effectua ce rapprochement fugace tandis qu’il tissait, de manière simultanée, des liens avec des sympathisants trotskistes. En Argentine, les trotskystes avaient déjà formé un premier groupe, l’Opposition de gauche, née d’une scission au sein du Parti communiste, mais Justo décida de rejoindre un autre groupe trotskyste, aux côtés d’Héctor Raurich, Antonio Gallo, Mateo Fossa, Aurelio Narvaja, Nahuel Moreno et Jorge Abelardo Ramos. Centré sur la perspective d’une révolution sociale de l’ensemble de l’Amérique latine contre l’impérialisme étasunien, Justo critiquait non seulement les partis communistes alignés sur la Troisième Internationale, mais aussi les divers courants trotskystes qui, selon lui, ne comprennaient pas l’importance des dimensions nationale et latino-américaine.

Certains courants trotskystes réussirent à s’unifier, en 1935, au sein de la Ligue Communiste Internationaliste. Dans cette nouvelle organisation, Liborio édita une revue pour faire connaître le groupe, Nuevo Curso, suivie par Inicial, publiée jusqu’en 1941. Quebracho fut l’un des polémistes les plus dynamiques des deux publications. Son texte « Cómo salir del pantano7 » contenait des critiques incisives, avec des références à Que Faire ? de Lénine et à la Révolution permanente de Trotsky. Alors que la Ligue communiste se fragmentait, Justo, sous le pseudonyme de Quebracho, publia en 1939 une série de pamphlets sous le label Acción Obrera et le journal La International – renommé plus tard La Nueva International donnant naissance au Grupo Obrero Revolucionario, formé par des étudiants de La Plata et des anarchistes. Les discussions intenses sur la question de la libération nationale et de la caractérisation de la structure économique et sociale argentine dispersèrent le groupe, et Justo forma ensuite la Ligue des travailleurs révolutionnaires (LOR).

En 1941, le secrétaire international de la Quatrième Internationale, Terence Phelan (Sherry Mangan), arriva en Argentine avec l’intention d’unifier les différents groupements trotskystes. Cependant, les positions et les termes utilisés dans les brochures de la LOR sur la « libération nationale », « l’impérialisme » et la « guerre » furent remises en cause et finirent par être rejetées. Quebracho réagit immédiatement, déclarant que ces critiques ignoraient les conditions de répression et de persécution politiques mises en œuvre par le gouvernement conservateur. Ces différends conduisirent à une rupture avec la direction de la IVe Internationale, et à la dissolution de la LOR en 1943. Justo critiqua également la position du trotskysme latino-américain face à la décision unilatérale du Socialist Workers Party (SWP) d’exclure la LCI du Mexique de la IVe Internationale. Il mit en cause Trotsky lui-même, l’accusant dans son livre León Trotsky y Wall Street (1959) de s’être fait l’allié du gouvernement bourgeois de Lázaro Cárdenas8 et d’être un informateur du gouvernement étasunien.

Mettant un terme à ses tentatives de construction collective et d’organisation d’une nouvelle IC, Liborio Justo entra dans une période de réclusion à l’intérieur du pays, qui dura de 1943 à 1959. En 1955, sous le pseudonyme de Lobodón Garra, il reprit la publication de ses écrits avec le roman Rio abajo ([En descendant le fleuve] B.A., Ediciones Anaconda), suivi d’une série d’essais historico-politiques et de critique littéraire.

Liborio Justo demeura lucide et actif jusqu’à sa mort en 2003, à l’âge de 101 ans, maintenant toujours vive sa précoce rébellion contre sa propre classe et contre l’oppression sociale.

2 – Contributions au marxisme

Bien qu’issu d’une famille appartenant à l’oligarchie argentine, Liborio Justo a consacré sa vie à « lutter contre une oligarchie conservatrice et obsolète ». Il s’est émancipé d’une éducation qu’il considérait « religieuse et aristocratique » et, sous le coup de la Réforme universitaire et de la Révolution soviétique, a entamé un parcours au travers duquel il a approfondi son regard critique sur ses propres origines et les réalités sociales de l’Argentine et du continent. Son confort économique lui permit de voyager et d’accéder à une formation théorique. Avide de savoir et de compréhension du monde, il se rapprocha du marxisme.

Au cours de ses cent ans de vie, Justo mène plusieurs existences : voyageur, ouvrier dans les quebrachales (camps d’extraction du bois), homme politique, journaliste, photographe, essayiste, romancier et, toujours, polémiste. Il fut Quebracho et Lobodón Garra, pseudonymes qu’il adopta respectivement comme essayiste politique et écrivain.

Dans son œuvre, Liborio Justo identifie le cœur des intérêts économiques de l’oligarchie argentine et ses liens de subordination avec les impérialismes. Partant d’une analyse de la structure économique et sociale, il complète son approche théorique par une étude critique de l’histoire de l’Argentine et de l’Amérique latine. Au cours de ses voyages dans les régions les plus reculées du pays, il découvre les différentes formes d’exploitation, de racisme et de discrimination imposées par la classe dirigeante argentine aux communautés autochtones. Parcourant diverses régions productives, il observe la pénétration de l’impérialisme britannique et étasunienne, facilitée par la complaisance des élites dominantes, qui laissent le champ libre aux pillages effectués par les capitaux étrangers.

Analysant la structure socio-économique et la réalité nationale, Justo observe l’importance fondamentale des communautés autochtones pour l’identité de la nation, à travers leur lutte héroïque pour la défense de leurs territoires, de leur liberté, de leurs identités propres et de leurs ressources, assujetties à la domination coloniale et, plus tard, aux élites rurales ainsi qu’à l’impérialisme.

La caractérisation de la structure économique et sociale de l’Argentine et de l’Amérique latine comme un tout est l’un des points sur lesquels son analyse diffère des partis communistes et des différents courants du trotskysme argentin et latino-américain. Il s’agit d’un aspect essentiel de sa pensée, acquis durant ses voyages à travers les zones rurales arriérées, ainsi que dans son étude critique de l’« histoire libérale ». Cette dernière adopte, en effet, une vision biaisée de l’histoire nationale, imposant l’idée d’une Argentine « blanche », exaltant le gaucho comme symbole de la nationalité. À l’époque, ni les militants des partis communistes ni les trotskystes ne remettent en cause cette vision libérale de l’histoire officielle, minimisant ou ignorant les conditions d’exploitation du travail rural, généralement effectué dans des conditions précapitalistes, et ignorant la complexité des problèmes sociaux des travailleurs ruraux. Ils concentrent leur action politique sur les travailleurs salariés des zones urbaines (où le développement industriel est pourtant encore limité). Justo insiste sur le fait que ces problèmes locaux ne sont pas pris en compte dans les lignes de ces organisations.

La perspective anti-impérialiste de Justo se fonde, en premier lieu, sur les principes réformistes de la Nouvelle Génération, énoncés par Haya de La Torre et Scalabrini Ortiz. Par la suite, il étoffe ses positions avec l’approfondissement de sa connaissance de la théorie léniniste de l’impérialisme, dans une période où l’ordre international évolue fortement, du fait de l’aggravation de la crise mondiale et de l’imminence d’une nouvelle guerre mondiale. La question de la pénétration impérialiste est un autre axe essentiel de divergence avec les partis de gauche. Pour Justo, l’Argentine devait être caractérisée comme un pays « semi-colonial », non seulement en raison de sa structure socio-économique, mais aussi à cause de la pénétration des puissances étrangères (et notamment de l’ingérence britannique puis étasunienne). Il considère la libération nationale comme un point essentiel de la lutte révolutionnaire. C’est l’une des divergences les plus profondes et les plus radicales avec les courants trotskystes, qui refusent d’accorder une telle centralité à l’impérialisme.

Son anti-impérialisme l’éloigne également du stalinisme et de la IIIe Internationale, qui fait alors la promotion du « Front unique » en alliance avec les supposées « bourgeoisies nationales », en vue de renverser le fascisme. Il considère que ces « bourgeoisies nationales » naissantes sont incapables de mener la lutte de libération nationale, la classe ouvrière constituant la principale force révolutionnaire et anti-impérialiste. Dans cette perspective anti-impérialiste, Justo remet également en cause la politique antifasciste du PCA qui, suite à l’alliance conjoncturelle entre l’URSS et les Etats-Unis, exalte la présence de Roosevelt en Argentine, le qualifiant de grand « démocrate » et de « progressiste », alors qu’il s’agit avant tout, pour Justo, du président d’une puissance impérialiste.

Un autre point clé qui le différencie des positions socialistes, qui dominent le paysage politique des années 1930 et 1940, est sa conviction que seule une révolution socialiste permettrait des changements significatifs des conditions politiques et économiques, un processus qui devrait être continental, impliquant tous les pays latino-américains. Il soutient qu’une révolution socialiste ne pourrait se développer que dans les pays encore dépendants, où la classe ouvrière n’aurait pas encore été soudoyée par les classes dirigeantes – comme c’est le cas dans les grandes puissances impérialistes. Dans les pays d’Amérique Latine, une révolution sociale paraît possible, justement parce que leurs économies, arriérées par la déformation opérée par l’impérialisme, n’avaient pas encore achevé les tâches « démocratique bourgeoise » (inachevées après le triomphe des révolutions indépendantistes en Amérique Latine).

3 – Commentaire sur l’œuvre

La production éditoriale de Liborio Justo et les articles polémiques publiés dans différents magazines sont abondants. La majeure partie de son œuvre fut publiée à partir du moment où il s’éloigna de toute velléité militante au sein d’un parti socialiste. Il était animé par la conviction que, tôt ou tard, ses opinions seraient connues et que, finalement, ses propres positions révolutionnaires triompheraient.

Justo a personnellement retracé l’histoire de ses origines, la rupture avec sa classe sociale et son éloignement de sa famille dans son autobiographie, Prontuario, una aubiografía (Buenos Aires : Editions Fragua, 1940), écrite précocement, à l’âge de 36 ans. Dans le prologue, il déclare avoir « lutté à la recherche du chemin qui conduirait à la libération de l’humanité, à travers la rupture avec toutes les limitations auxquelles l’ordre existant le soumettait », recherchant ainsi « la libération de lui-même ».

Ses deux romans eurent un grand retentissement à leur sortie : La tierra maldita: relatos bravíos de la Patagonia salvaje y de los mares australes ([La terre maudite : récits courageux de la Patagonie sauvage et des mers du Sud] Buenos Aires, Editorial Cabaut, 1933), et Río abajo ([En descendant le fleuve]Buenos Aires, Ediciones Anaconda, 1955) – deux récits sociaux dans lesquels la description méticuleuse de la nature nous montre son intérêt et sa connaissance de la géographie et de la faune. Le premier ouvrage est centré sur la Patagonie, et le second sur les esteros, estuaires marécageux de la région dite du « littoral », entre les fleuves Paraná et Paraguay. Ses histoires sont réalistes et décrivent les déplacements quotidiens de ses habitants, qui forment une masse opprimée et ignorée. Río abajo fut également porté sur les écrans de cinéma en 1960.

Pampas y lanzas (Buenos Aires, Editions Palestra, 1962) est l’une de ses œuvres les plus importantes, dans laquelle il décrit de manière documentée la lutte des peuples araucaniens pour la défense de leurs terres, contre la politique d’anéantissement et de soumission de l’oligarchie argentine – une lutte qui s’est terminée par l’élimination des Indiens, l’assujettissement des gauchos (transformés en péons ou en soldat) et l’établissement de l’oligarchie ganadera, qui gouvernait alors le pays.

Le livre A sangre y lanza, o el último combate del Capitanejo Nehuen: tragedia e infortunio de la Epopeya del Desierto (Buenos Aires, Editions Anaconda, 1969) relate les détails de la bataille contre les Indiens araucanos sur l’ancienne frontière du désert de la pampa. A partir de recherches menées dans des documents officiels, des notes journalistiques et des archives (comme celles de la Sociedad Rural), il décrit la campagne d’extermination contre les peuples originels pour leur arracher leurs terres.

Masas y balas (Buenos Aires : Edición de la Flor, 1974) présente cinq histoires rassemblant des épisodes ayant eu lieu dans diverses parties de l’Amérique, entre 1931 et 1935 – « pendant les jours les plus dramatiques de la crise économique mondiale » –, comme l’arrivée d’une multitude d’immigrés européens en Argentine.

Justo développe également le thème du gaucho et de sa glorification, en analysant la figure particulière de Leopoldo Lugones, dans Literatura argentina y expresión americana (Buenos Aires : Editorial Rescate, 1976), qu’il publia plus tard sous le titre Cien años de las letras argentinas (Buenos Aires : Editions Badajo, 1998). Dans cet ouvrage, il interroge la production littéraire à travers certaines figures incarnant, selon lui, les expressions littéraires des forces sociales qui gouvernent les sociétés latino-américaines. Dans le chapitre consacré à Leopoldo Lugones, il passe au crible la politique des classes dirigeantes argentines qui gratifient les jeunes intellectuels prétendument progressistes, leur offrant des postes rémunérés et étouffant ainsi leurs idéaux révolutionnaires. Justo dénonce en particulier l’opportunisme de Leopoldo Lugones, coupable d’abandonner la rébellion pour devenir le « bouffon-poète » de l’oligarchie.

Dans Estrategia revolucionaria: lucha por la unidad y por la liberación nacional y social de la América Latina (Buenos Aires : Editorial Fragua, 1956), Justo développe une histoire méticuleuse du trotskysme en Argentine. Il y met sévèrement en cause les dirigeants trotskystes et leurs positions, établissant les lignes directrices que devrait suivre « l’avant-garde prolétarienne des pays coloniaux », et intégrant la « révolution agraire et anti-impérialiste» dans le processus de « révolution permanente ».

Léon Trotsky y Wall Street (Buenos Aires : Editorial Gure, 1959) constitue un autre de ses livres polémique, qui divisa le trotskysme argentin. Dans cet essai, il caractérise l’ex-dirigeant soviétique comme un centriste « plus proche des mencheviks que des bolcheviks », qui ne rejoignit Lénine qu’à la chute du tsarisme, suivant une « pratique systématique de l’opportunisme ». Il convient de noter que Justo, considéré comme l’un des fondateurs du trotskysme argentin, n’en fut pas moins un critique acerbe de Trotsky, pointant du doigt ce qu’il qualifie d’incohérence et de manque de connaissance des problèmes latino-américains. Selon le marxiste argentin, « l’impérialisme yankee » était pour Trotsky « le bon impérialisme, qui l’aidait activement dans sa lutte contre Staline et saluait ses articles, qui étaient toujours publiés en bonne place aux États-Unis ».

Dans Nuestra patria vasalla, historia del coloniaje argentino [5 tomes] (Buenos Aires : Editorial Schapire, 1968/1993), il concrétise son ambition de réécrire l’histoire nationale. Pendant plus de deux décennies, il publie cette grande œuvre dans laquelle il analyse l’histoire du pays, de la période coloniale à la dernière dictature militaire, étayant sa caractérisation de l’Argentine comme un pays « semi-colonial » assujetti aux intérêts des classes dominantes terratenientes et aux impérialistes – d’abord de Grande-Bretagne, puis des États-Unis. Dans cette réélaboration de l’histoire nationale, critique de l’histoire officielle libérale, il fonde son projet politique révolutionnaire et sa rupture avec l’ordre familial aristocratique.

Dans l’ouvrage Bolivia : la revolución derrotada (Cochabamba: Rojas Araújo Editor, 1967), Justo élabore une analyse qui part de l’Empire Inca et va jusqu’à la défaite de la révolution. Les idées les plus importantes qu’il développe ici se réfèrent à la formation économico-sociale bolivienne, en débat avec ceux qui considéraient la société inca comme un système communiste primitif. Selon sa lecture du marxisme-léninisme, il estime que le « mode de production asiatique » et « l’esclavage collectif » prédominait chez les Incas. Il paraît ainsi nécessaire, selon lui, que les socialistes connaissent l’histoire de cet empire, puisque la « population quechua et aymara est encore vivante » et, bien qu’elle ait été transformée par la « culture coloniale et républicaine », qu’elle constitue un « riche réservoir pour la lutte anti-féodale et anti-impérialiste ».

Liborio Justo analyse également la situation générale de l’Argentine et du Brésil dans Argentina y Brasil en la integración continental (Buenos Aires : CEAL, 1983), concluant que la relation entre les deux pays est fondamentale pour l’unité latino-américaine. Il y analyse les économies argentine et brésilienne et leur complémentarité, réaffirmant que la libération et l’intégration de l’Amérique latine dépendent de l’intégration des deux pays.

Le titre”Subamérica: América Latina de la Colonia a la Revolución Socialista [2 volumes] (Buenos Aires : Editions Badajo, 1995/1997) aborde d’abord la période coloniale et la domination anglaise, puis la domination yankee tout au long du XXe siècle.

Dans Andesia (Buenos Aires : Editions Badajo, 2000), Justo revient sur un thème récurrent : le débat sur le nom du continent américain. Il soutient que les États-Unis se sont appropriés le mot « Amérique », et que la dénomination « Amérique latine » n’est pas appropriée, puisque la population américaine « est composée d’Indiens et de Noirs opprimés, pour qui le terme “latin” est synonyme de nations oppressives ». A la place, il propose le nom Andesia, considérant la cordillère andine comme un élément structurant de cette partie du continent.

Son interprétation de la chute de Salvador Allende après le coup d’État de 1973, Así se murió en Chile (Cienflores y Maipue, 2018) fut publiée à titre posthume. Cette chronique, qui contient des déclarations de forces politiques et militantes, ainsi que des témoignages d’ouvriers de l’industrie, lui permet d’expliquer l’agonie du gouvernement socialiste d’Allende, et de défendre l’idée de la nécessité d’une révolution continentale pour éradiquer l’impérialisme et établir le pouvoir de la classe ouvrière.

D’autres articles et documents peuvent être consultés sur internet, et notamment sur le portail Liborio Justo (www.liboriojusto.org).

4 – Bibliographie de référence

BOSCH ALESSIO, Constanza D. « Los orígenes de la Cuarta Internacional en Argentina: Liborio Justo y el caso del Grupo Obrero Revolucionario y la Liga Obrera Revolucionaria». Diálogos Revista Electrónica de Historia, v. 18, n. 1, 2017. Disp.: https://revistas.ucr.ac.cr.

BREGA, Jorge. «La fotografía de Liborio Justo». Revista La Marea, Buenos Aires, n. 24, 2005. Disp.: https://revistalamarea.com.ar. 

COGGIOLA, Osvaldo. Historia del troskismo argentino (1929-1960). Buenos Aires: Centro Editor de América Latina, 1985.

GRAHAM-YOOLL, A. « Una recorrida con Liborio Justo por el siglo que termina » [entrevista]. Página 12, Buenos Aires, fev. 1999. Disp.: https://www.pagina12.com.ar.

______. Liborio Justo: alias Quebracho. Buenos Aires: Capital Intelectual, 2006.

MATEU, Cristina. “Liborio Justo, filiación de un rebelde”. Revista La Marea, Buenos Aires, n. 21, 2004. Disp: http://www.liboriojusto.org.

*Cristina Mateu est professeure d’Histoire Économique et Sociale de l’Université de Buenos Aires, spécialisée en Enseignement Universitaire, maîtresse en Histoire et Politiques Économiques (UBA), et chercheuse à l’ADHILAC. Elle est l’autrice, parmi d’autres ouvrages, de : Aníbal Ponce en su recorrido dialéctico (Ágora, 2014) et Movimiento obrero argentino (La Marea, 2016). Elle est membre du Conseil Critique Consultatif du Dictionnaire Marxisme en Amérique.

* Article édité par Yuri Martins-Fontes et Joana Coutinho, et originellement publié sur le portail du Núcleo Práxis-USP, en tant que notice du Dictionnaire Marxisme en Amérique, œuvre collective coordonnée par cette organisation. Sa reproduction sans fins commerciales et sans altération est autorisée. La source doit impérativement être citée (nucleopraxisusp.org). Les suggestions et les critiques sont les bienvenues, elles peuvent nous être communiquées à cette adresse : nucleopraxis.usp.br@gmail.com.

1 Dans le contexte des Provinces Unies puis de la République d’Argentine, 1820-1853.

2 Le mouvement étudiant de la Réforme Universitaire, né autour de 1918 en Argentine, s’inscrit dans un mouvement politique plus large, comprenant d’autres pays latino-américains, appelé Nouvelle génération. Ce mouvement se structure autour de revendications de rupture avec la société rigide et hiérarchique héritée du XIXe siècle dans divers aspects de la vie, tels que l’éducation, les arts, le journalisme et la politique. La Nouvelle génération s’étend jusqu’aux années 1930.

3 Qui s’étend aujourd’hui de la Colombie au sud du Chili en passant par le Pérou.

4 Membres d’un mouvement politique révolutionnaire brésilien initié par un groupe de lieutenants (tenentes) dans les années 1920.

5 Utilisé en Amérique latine, yankee est un terme péjoratif désignant les étasuniens.

6 L’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA), fondée en 1924 à Mexico par le Péruvien en exil Víctor Raúl Haya de la Torre, est une organisation de lutte anti-impérialiste à vocation continentale. L’Alliance ne parvint pas à atteindre son objectif latino-américain mais essaima dans plusieurs pays, notamment au Pérou et au Venezuela.

7 Comment sortir du bourbier ?

8 Président du Mexique entre 1934 et 1940.