Dictionnaire Marxisme en Amérique : une récupération historique de mémoires de lutte

Cette œuvre rend compte de la vie, de la pensée et de la praxis politique des premiers marxistes des nations américaines. Nous la rendons publique après des années de travaux collectifs.

Par Yuri Martins-Fontes, Joana Coutinho, Pedro Rocha Curado, Felipe Deveza, Paulo Alves Jr. et Solange Struwka *

[Traduction du portugais : Aloys Nollet, Emma Tyrou, Félix Gay, Jean-Ganesh Faria Leblanc, Laure Guillot-Farnetti, Maíra Abreu]

 

Le Dictionnaire marxisme en Amérique est une œuvre de récupération historique de la mémoire des premiers penseurs et militants qui ont entrepris de réfléchir et d’affronter les problèmes sociaux, politiques et économiques propres aux nouvelles nations américaines, initiant ainsi le développement de la pensée-lutte marxiste sur le continent.

Travail éducatif et critique inédit, en particulier dans sa version originale en portugais, le projet est coordonné par le groupe Núcleo Práxis de Recherche, d’Éducation Populaire et Politique de l’Université de São Paulo (Brésil). Ce groupe de recherche se consacre à des activités politiques et d’éducation populaire et compte actuellement une centaine de chercheurs et chercheuses volontaires de différents pays, engagé.e.s dans une enquête archéologique sur les origines du marxisme dans les Amériques.

Les premiers volumes du dictionnaire, devant dépasser le millier de pages, proposent des notices composées de biographies et d’essais sur les idées et la praxis politique d’environ 150 marxistes qui ont vécu, écrit et agi dans les pays américains. L’ouvrage couvre une période qui va du XIXe siècle, celui de la formation du marxisme sur le continent, jusqu’aux années 1970, lorsque la crise structurelle du capitalisme s’aggrave et que les marxismes se multiplient.

Au moment de la rédaction de cette présentation, la publication progressive du dictionnaire marxiste est engagée. Suite à près de 5 ans d’efforts collectifs, ses entrées peuvent être lues librement en ligne, sous forme d’« articles » rendus disponibles chaque semaine sur le portail du Núcleo Práxis-USP et ensuite republiés par des portails partenaires de premier plan. Cet avant-goût distillé tout au long de l’année concerne le premier volume, relatif à la période de formation du marxisme en Amérique. Ceci vise non seulement à diffuser l’ouvrage (dont l’objectif est à la fois théorique et pédagogique), mais offre aussi un espace propice à des lectures critiques et à d’éventuelles améliorations des textes, avant que ces derniers ne soient présentés au public sous forme de livre.

La publication complète, attendue prochainement, est assurée par les Edições Práxis en co-édition avec la maison d’édition Expressão Popular. Elle comptera deux éditions : l’une imprimée (à un prix accessible) et l’autre numérique (gratuite).

Les débuts des travaux

En 2015, les fondateurs du Núcleo Práxis-USP, engagé.e.s dans les réunions politiques et les débats du Groupe d’Étude sur le Marxisme (l’un de leurs premiers projets), commencèrent à envisager d’élargir les activités du collectif vers l’éducation populaire. C’était une période difficile, durant laquelle se profilait le coup d’État, réalisé l’année suivante. Dans ce contexte, deux nouveaux projets furent imaginés : un forum de discussion sur les droits sociaux (mis en place peu de temps après, en partenariat avec des associations et des communautés populaires de la ville de São Paulo) et une anthologie, à la fois critique et didactique, rassemblant des essais sur des figures marxistes latino-américaines, afin d’offrir aux étudiants et étudiantes et aux travailleurs et travailleuses un aperçu des théories et des pratiques marxistes développées dans notre Amérique.

Au cours de ce processus, le coordinateur général du Núcleo Práxis, Yuri Martins-Fontes présenta l’idée au professeur Wilson do Nascimento Barbosa lors d’une réunion du Laboratoire d’Economie Politique et d’Histoire Economique de l’USP en lien avec son doctorat. Ce dernier dirigeait les recherches de l’entité. Au cours d’un après-midi de dialogue, le projet fut précisé et élargi. Plutôt qu’une anthologie supplémentaire, avec des articles complexes et cantonnés au domaine universitaire, pourquoi ne pas s’efforcer de produire une œuvre plus ambitieuse ? Il s’agirait d’une publication pédagogique, de référence, avec des textes plus courts mais à même de rendre compte de la grande diversité des problèmes et des courants du marxisme développés pendant plus d’un siècle à travers le continent – ​​un livre qui pourrait servir non seulement aux études secondaires et universitaires, mais également à la formation politique des jeunes socialistes ?

La graine était plantée. Le projet fut rédigé et présenté à un éditeur prestigieux, qui demanda une notice en guise d’exemple. Le coordinateur répondit à la demande en élaborant un premier texte sur le Péruvien José Carlos Mariátegui (1894-1930), à partir du modèle qu’il avait récemment développé dans sa thèse sur le marxisme latino-américain (publiée plus tard sous le titre Marx na América). La maison d’édition approuva la publication, tout en soulignant que dans la conjoncture du moment, elle ne pouvait s’engager davantage dans le projet. La réalité nationale – économique, sociale, culturelle – largement défavorable, se détériora rapidement. Le Núcleo Práxis-USP ne comptait alors qu’un peu plus d’une dizaine de membres, parmi lesquels seul un petit nombre était prêt à se lancer dans l’aventure. Sans soutien matériel et institutionnel, le projet fut suspendu. 

La Renaissance

En 2018, le Núcleo Práxis connut une période de croissance grâce à la dynamique de ses projets – en particulier le groupe d’étude (qui à l’époque lisait Le Capital, de Marx), la traduction collective de l’ouvrage Historia y Filosofía (anthologie de textes de l’historien marxiste brésilien Caio Prado Júnior, publiée en 2020), et le Forum de formation politique pour dirigeants et dirigeantes populaires (dont les conversations régulières réunissaient des éducateurs et des dirigeants communautaires). De nombreux militants et militantes – spécialistes de différents domaines, universités et pays – rejoignirent alors le collectif.

Grâce à ce mouvement d’expansion, l’organisation gagna en courage et en membres, ce qui lui permit d’envisager de nouvelles actions. Les réunions sur les orientations possibles se succédèrent, jusqu’à ce que le projet d’une publication périodique fût approuvé : une revue politique et populaire, qui offrirait aux étudiants et aux travailleurs une voix dissonante dans l’ambiance fasciste qui se diffusait dans le pays. Une publication socialiste dans une époque de montée de l’irrationalité permise – si ce n’est soutenue –  par les médias dominants et autres forces néolibérales, irrités par les réformes sociales (de base) des gouvernements populaires.

Notre expérience avec les publications périodiques était faible – limitée à certains membres, qui, dans les années 2000, avaient édité pendant quelques années le magazine A Palavra Latina. Par ailleurs, la dynamique positive du collectif transparaissait dans l’intention manifestée par plusieurs membres de s’impliquer dans un projet régulier et de longue haleine.

S’ensuivit un va-et-vient de propositions et de débats, jusqu’à ce que l’idée du Dictionnaire refasse surface. Le projet fut alors partiellement reformulé et présenté à une audience de chercheurs et chercheuses intéressé.e.s lors d’une réunion, organisée dans un théâtre du centre de São Paulo, réunissant des membres de Núcleo Práxis gravitant autour du projet de publication. C’est là que le projet renaquit effectivement.

Penser le marxisme en Amérique

L’année suivante, lors de son Assemblée générale, le Núcleo Práxis-USP élut une nouvelle direction, qui put alors compter sur la participation de nouveaux camarades impliqué.e.s dans les cours de formation et dans les publications du collectif (matériel didactique, traductions de textes marxistes, collaborations avec la presse indépendante). Paulo Alves Junior (Secrétaire général) et Solange Struwka (Vice-coordinatrice) rejoignirent ainsi la Coordination générale de l’entité. En parallèle, Pedro Rocha Curado prit en charge la Coordination de la communication politique nouvellement créée, dont le rôle était de diffuser les travaux éditoriaux et d’éducation populaire du Núcleo, y compris dans un environnement numérique en ébullition.

Les débats autour du Dictionnaire s’intensifièrent et devinrent plus réguliers, mais il fallait désormais canaliser toute cette énergie. C’est à cette fin que fut créé le Séminaire de la pensée marxiste en Amérique, dont les participants eurent pour objectif d’enquêter et de sélectionner les marxistes les plus remarquables du continent, afin que leurs histoires, pensées et actions politiques fussent analysées, documentées et diffusées auprès du public. Afin de gagner en efficacité, les membres du séminaire se divisèrent en cinq sous-groupes chargés d’étudier l’histoire du marxisme dans cinq aires géographiques délimitées : le Brésil, le Cône Sud, les Andes, le Mexique et l’Amérique centrale, l’Amérique du Nord et les Caraïbes. C’est ainsi que commença – désormais en pratique – notre odyssée éditoriale.

Au départ, le Séminaire comptait une douzaine de chercheurs, nombre qui doubla rapidement. L’avancée des travaux révéla cependant la complexité du projet et l’insuffisance du nombre de chercheuses et chercheurs. Il s’avéra difficile, par exemple, d’accéder à des informations sur certains personnages historiques fondamentaux. Un travail de cette envergure nécessitait ainsi davantage de co-auteurs et co-autrices, de collaborateurs et collaboratrices, de coordinateurs et coordinatrices.

À cette fin, la Coordination de la communication politique fut renforcée avec l’arrivée de Joana Aparecida Coutinho et de Felipe Santos Deveza, dans le but d’étendre nos réseaux politiques auprès de mouvements sociaux et d’universitaires en établissant des liens qui pourraient soutenir à la fois la structure de base du projet et le recrutement de la main-d’œuvre intellectuelle nécessaire à sa production.

Rappelons qu’à cette période, au début de l’année 2020, la situation sanitaire mondiale s’aggravait et que la pandémie avait conduit à la mise en œuvre de mesures de confinement. Compte tenu des restrictions, les réunions et les débats politiques en présentiel promus par le Núcleo Práxis durent s’adapter au modèle en distanciel (comme dans le cas des activités de formation politique, réalisées en 2021 par visioconférence). Malgré la froideur et la précarité des dialogues propres aux relations numériques, cette soudaine impulsion technique permit au collectif de multiplier les contacts – tissant des liens parfois assez éloignés géographiquement, mais qui s’avérèrent solides.

Avec le lancement des recherches du Séminaire et l’adhésion de nouvelles personnes à la fonction de coordinateurs et coordinatrices, la Coordination éditoriale du Dictionnaire était agrandie, formant désormais une équipe chargée de l’organisation générale, de la répartition des tâches, des plannings, des délais, des accords et des conditions de publication, ainsi que de la révision critique et de l’édition finale des entrées et documents liés au projet. Auparavant formée des trois représentants de la Coordination générale, elle inclut par la suite les trois membres de la Communication politique.

Une rencontre avec des marxistes historiques

C’est ainsi que les membres du Séminaire, se réunissant mensuellement pendant environ deux ans, menèrent une recherche historico-archéologique destinée à mettre en lumière la mémoire des figures marxistes des nations relevant des différents groupes de travail, en s’efforçant d’identifier non seulement ces protagonistes, mais également les conditions, les méandres de l’histoire dans laquelle ils et elles furent plongés :  le contexte de leurs idées et de leurs actions. Chaque mois, de nouveaux noms de penseurs communistes apparaissent, révélés par des lectures centrées tant sur les écrits des auteurs étudiés eux-mêmes que sur la littérature secondaire. Informations biographiques, polémiques politiques, textes théoriques furent ainsi minutieusement exhumés des bibliothèques et des fonds d’archives, parfois privés.

Mais c’est surtout notre dialogue –  et l’écoute des sujets historiques de chaque pays – qui nous conduisit aux indices les plus précieux, issus de la recherche des membres du séminaire pour obtenir des informations de première main. Des entretiens oraux ou écrits furent donc menés auprès de dirigeants sociaux et de militants de partis communistes, socialistes et travaillistes de plusieurs pays, ainsi qu’avec des intellectuels et des universitaires en sciences humaines de plusieurs universités nationales. Grâce à cette connaissance locale, résultant du réseau de contacts internationaux qui s’était établi, nous pûmes recueillir des opinions plus précises sur le marxisme et les principales figures marxistes de chaque pays. Ceci, ajouté à nos études bibliographiques généralistes antérieures, permit au processus de recherche et de sélection de se démocratiser et de se diversifier.

Pour compléter ce socle de contenus, avant le processus d’écriture, nous étudiions également le contexte historique de chaque nation dans la période en question, tout comme les dimensions historiographiques et philosophiques, particulières et universelles du marxisme telles que ses représentants et représentantes les avaient développées.

À la fin de la première année du séminaire, les membres de chaque sous-groupe commencèrent à exposer leurs découvertes aux autres participants avant de discuter collectivement du résultat de chaque recherche. C’est sur la base de cette pratique dialogique que furent répertoriés, évalués, rassemblés et choisis les noms de près d’une centaine de marxistes historiques, dont la pensée était retranscrite d’une manière ou d’une autre (livres, articles, manifestes, discours transcrits, entretiens, correspondance), et qui venaient composer le volume relatif à la période de formation du marxisme en Amérique.

L’approche épistémologique de l’ouvrage privilégie les auteurs et autrices développant d’authentiques réflexions marxistes. Ces dernières peuvent prendre la forme d’analyses historiques qui permettent d’interroger les questions propres à chaque réalité nationale. Elles peuvent également s’inscrire dans un cadre plus philosophique au travers du travail sur des concepts universels et totalisants. Les membres du séminaire ont par ailleurs mis en lumière des trajectoires de militants et militantes moins originaux, mais ayant néanmoins consacré leur vie à des tâches politiques caractéristiques des communistes : organisation, conscientisation des masses, diffusion de la pensée-lutte marxiste par le travail de terrain (éducation, syndicats, journalisme indépendant).

De plus, parmi les autres critères sur lesquels nous nous sommes appuyés pour choisir les marxistes à biographier, nous avons privilégié la diversité, avec une attention portée à la fois au genre et aux ethnies qui composent les peuples américains (peuples indigènes, noirs, femmes). Cette ligne est déclinée, sinon pour chaque pays, du moins pour chaque région du continent (en fonction des contraintes de l’époque). Nous nous sommes également efforcés d’inclure dans le volume des marxistes issus du plus grand nombre possible de pays d’Amérique (et des différentes régions du Brésil), de telle sorte que nous sommes parvenus à faire figurer des représentants de toutes les régions du continent et de presque tous les pays – l’absence de certains pays s’explique par le caractère encore colonial ou en voie de formation nationale de certains territoires.

Se mettre au travail

Le temps était enfin venu de se concentrer sur l’écriture, sur l’organisation des apprentissages accumulés. L’activité d’élaboration en masse des textes commença alors. C’était une tâche délicate, dans laquelle notre modèle de notice spécifique – didactique et critique – guida la rédaction. Ce dernier se caractérise par un double objectif de diffusion sociale large, mais aussi d’analyse et de développement de sujets essentiels, ne se limitant donc pas à une approche purement descriptive. La volonté de maintenir cette uniformité et cette qualité fait ainsi intervenir de nombreuses étapes supplémentaires. Le processus commence avec les auteurs de la première version, et se poursuit avec les relecteurs (de la forme et du contenu), ainsi que, parfois, des rédacteurs et des traducteurs additionnels, avant d’arriver aux éditeurs – qui évaluent la notice dans son ensemble, et peuvent la renvoyer à une étape antérieure. 

Rapidement, il est clairement apparu qu’un projet d’une telle ampleur – qui ne compte sur aucune ressource institutionnelle – était trop ambitieux s’il ne pouvait compter sur l’appui de volontaires capables de s’engager aux côtés d’une équipe trop limitée pour la taille de l’entreprise. Pour résoudre ce problème, en 2021, le Núcleo Práxis-USP lança un appel à volontaires en vue de sélectionner de nouveaux co-auteurs et co-autrices. Les personnes sélectionnées devaient avoir étudié les sciences humaines ou la philosophie, avec un attention portée sur le marxisme ou les questions politiques et sociales spécifiques aux nations américaines. Elles devaient également, de préférence, avoir réalisé des recherches montrant des affinités thématiques avec le projet.

Largement médiatisé, publié dans les médias indépendants et diffusé sur les réseaux sociaux, l’appel connut un succès surprenant : en un mois, près d’une cinquantaine de candidatures furent enregistrées. La Coordination éditoriale se chargea d’analyser les différentes candidatures. Celles-ci se composaient, en premier lieu, d’une lettre d’intention dans laquelle les candidats et candidates soumettaient des noms de figures marxistes (parmi la liste proposée) sur lesquels ils ou elles souhaitaient écrire, en motivant leurs choix dans un court essai. Elle comportaient, ensuite, le curriculum « politico-académique » des candidats, décrivant leurs expériences dans les domaines en question, notamment les travaux liés au marxisme, à l’éducation, à l’histoire des Amériques et à l’écriture en elle-même, au-delà de la formation académique et des activités politiques et professionnelles. Le processus de sélection fut couronné de succès, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Les trois quarts des candidats furent rapidement intégrés dans le groupe, doublant ainsi le nombre de chercheurs et chercheuses impliqués dans le projet du Dictionnaire.

En parallèle, nous menâmes des recherches sur des experts internationaux de l’œuvre de certains des marxistes répertoriés dans le volume ayant la même nationalité que les biographiés. Sur la base d’entretiens à distance – qui permirent aux éditeurs de mieux comprendre la trajectoire et les travaux de chaque intellectuel contacté, ainsi que d’évaluer leur intérêt pour le projet –, nous lançâmes des invitations spécifiques, obtenant l’engagement de plus d’une dizaine de co-auteurs supplémentaires.

Avec davantage de personnes impliquées et plus de tâches à accomplir, des comités spécifiques furent créés pour répondre aux nouvelles exigences du projet. Ils prirent notamment en charge des recherches supplémentaires qui pouvaient s’avérer nécessaires, ainsi que les travaux  permanents d’amélioration des textes tels que l’adaptation des écrits au modèle de notice, la première relecture, la traduction et – si nécessaire – les ajouts, la révision générale, la préparation des textes et l’édition finale.

Outre le Comité de recherche sur le marxisme en Amérique (issu du Séminaire), des commissions spéciales furent également créées, dédiées aux tâches exécutives liées au texte lui-même : comités chargés des traductions et des différentes étapes de révision, et du soutien au travail de finalisation éditoriale. 

D’autre part, un Conseil critique consultatif fut créé, de manière à mettre notre production à l’épreuve. Ce dernier est composé d’intellectuels militants ayant des travaux, une trajectoire politique et une contribution au communisme et/ou au marxisme reconnus. Invités provenant de diverses parties du monde, ces conseillers et conseillères ont un rôle – facultatif – de critique, de suggestion et de proposition de modifications des entrées sous presse, touche finale pour le perfectionnement de l’ouvrage.

Les entrées : un modèle didactique-critique

À ce stade du projet, en plus du contenu, nous entamâmes une réflexion sur la forme des entrées. L’intention du Dictionnaire est de communiquer, de dialoguer, d’attirer les personnes intéressées – mais sans négliger, dans certains passages clés, de nous pencher plus spécifiquement sur certaines  polémiques, certaines  contradictions, certains concepts. Après tout, l’aspect pédagogique d’un texte est  indissociable d’approfondissements analytiques nécessaires et stimulants. Un ouvrage destiné à une formation initiale au marxisme doit aborder, sans dogmatisme ni le réductionnisme propre aux manuels, les principes et concepts centraux du matérialisme historique. Il était impensable d’occulter des thèmes comme la dialectique, la praxis, la structure, la lutte des classes, le travail, les modes de production, l’accumulation primitive, la théorie de la valeur, l’aliénation. De même, éluder les différentes conceptions et voies ayant déjà fait l’objet de réflexion et d’expérimentation en direction de l’utopie concrète de la révolution, ou tomber dans le sectarisme ne pouvaient constituer des options viables.

Nous avons donc considéré qu’il était indispensable d’exposer certains principes et termes plus savants, mais en cherchant toujours à circonscrire l’usage de l’érudition, en expliquant quelque chose du concept complexe qui a été présenté dans un langage accessible. Il est, à ce titre, important de ne pas tomber dans le verbiage, qui constitue une solution facile mais peu rigoureuse qui affecte certains théoriciens peu coutumiers de la vie au-delà des murs de l’université. Quelques-unes des tâches les plus difficiles des éditeurs de l’ouvrage ont ainsi consisté  à éviter les hermétismes techniques, à parler un langage qui recherche le dialogue, à s’abstenir de complexifications au-delà de ce qui était nécessaire.

Le modèle d’entrée ainsi présenté, expérimenté depuis le début du projet en 2015, fut donc remis en question. Dans cette première version, le texte comprenait trois parties : la première, biographique-descriptive, dans laquelle étaient présentés le contexte historique et les aspects de la vie de la figure marxiste, ses études, sa formation politique, ses activités professionnelles et son militantisme. Ensuite, un article analytique, un essai qui traitait de la pensée de l’auteur à partir de ses travaux et de ses réalisations. Enfin, une liste bibliographique présentant les ouvrages parcourus pour la réalisation de la notice (de la personnalité marxiste elle-même et des commentateurs de son œuvre). Si ce modèle présentait des aspects intéressants et s’était avéré efficace pour les travaux académiques, en revanche, sa partie centrale était trop ouverte, ce qui pouvait donner lieu à des digressions théoriques pas toujours accessibles pour les non-initiés.

Ainsi, dans le but de faciliter la compréhension de la teneur essentielle de la pensée de chaque personnalité biographiée, la section initiale fut maintenue, et la seconde section divisée en deux parties. La première consiste en un bref essai sur le marxisme de l’auteur ou de l’autrice, englobant ses contributions théoriques et pratiques fondamentales, mettant en évidence les principales idées et concepts politiques qu’il ou elle a apportés au marxisme. La seconde, plus accessible (et qui pourrait presque être lue indépendamment des autres), au  contenu bibliographique et descriptif, est consacrée à la présentation de l’œuvre de l’auteur, stimulant sa lecture par une revue des principales thématiques abordées :  idées, concepts développés, controverses, positions politiques défendues dans chaque écrit. Enfin, en annexe, une quatrième section propose une liste d’ouvrages et de textes produits sur la figure traitée dans la notice : elle se compose à la fois des références utilisées pour l’écriture de l’article, mais aussi de recommandations d’œuvres d’introduction.

Résultat de ce travail, les entrées produites témoignent de la grande diversité des auteurs et autrices présentés, avec leurs histoires et perspectives propres. Au regard des préoccupations exprimées dans les textes de l’époque, l’attention porte également  sur l’importance qui est alors accordée à des aspects pratiques, tels que l’organisation de la classe ouvrière, la constitution de réseaux internationaux reliant les mouvements sociaux et les partis des différents pays d’Amérique, la défense de l’amélioration du niveau de vie de la population et la lutte contre les inégalités.

En particulier, dans l’entre-deux-guerres, nous avons pu constater la croissance du nombre de partis et de syndicats d’inspiration marxiste, poussée par des événements tels que la Révolution russe de 1917 et les activités de l’Internationale communiste sur le continent américain. Les traductions d’ouvrages se multiplièrent sur la période, et la tradition philosophique marxiste pénétra dans les universités. Des travaux originaux consacrés à la compréhension des caractéristiques politiques et économiques nationales furent publiés. Des journaux (indépendants pour la plupart), des universités, des mouvements sociaux et des partis débattirent de thématiques nouvelles, comme le caractère particulier de ces formations sociales issues des ruines du colonialisme européen, le rôle des composantes indigènes et africaines dans le mode de production, l’impérialisme et la lutte pour une réelle émancipation des nations américaines.

Pour autant, il serait faux d’imaginer que la diffusion de la pensée marxiste se fit sans obstacles et sans frictions internes. La croisade des gouvernements locaux contre la création de partis et de syndicats d’inspiration socialiste contraignit certaines organisations à mener leurs activités dans la clandestinité, exposées à des interdictions arbitraires, à la persécution de leurs militants et militantes, à des arrestations et des assassinats. Par ailleurs, la formation de tendances marxistes rivales dans le monde eut des répercussions sur le continent américain. Enfin, des événements importants de l’entre-deux-guerres, comme la crise financière de 1929 et la montée du fascisme en Europe, exacerbèrent les tensions dans le processus de définition des stratégies des partis, opposant les partisans de la voie parlementaire aux tenants de la révolution.

Voici le bref historique de cette œuvre originale qui est désormais livrée, peu à peu, au public, même si sa production se poursuit et est loin d’être terminée (si tant est qu’il y ait une fin à des œuvres comme celle-ci).

Notes

* Les auteurs de ce texte de présentation sont les coordinateurs du Núcleo Práxis-USP et composent la Coordination Éditoriale du Dictionnaire Marxisme en Amérique :

Yuri Martins-Fontes Leichsenring est écrivain, professeur et journaliste ; docteur en Histoire économique (USP/CNRS), licencié en Philosophie et Ingénierie (USP), avec des post-doctorats en Éthique et Politique (USP) et en Histoire, Culture et Travail (PUC-SP). Il est l’auteur de Marx na América: a práxis de Caio Prado e Mariátegui (Alameda/Fapesp, 2018), et de Cantos dos Infernos (Patuá, 2021).

Joana Aparecida Coutinho est professeure de Sciences Politiques à l’UFMA ; docteure et licenciée en Sciences Sociales (PUC-SP), avec un post-doctorat à la UNAM (Mexique), et coordinatrice du Groupe d’Etudes sur l’Hégémonie et les Luttes en Amérique latine. Elle est l’autrice des ouvrages ONGs e politicas neoliberais no Brasil (Editora UFSC, 2011), et A guerra ideológica (Crítica e Sociedade, 2022).

Pedro Rocha Fleury Curado est professeur à l’Institut de Relations Internationales et de Défense de l’UFRJ ; docteur en Économie Politique Internationale (UFRJ), licencié en Sciences Sociales (UFRJ), et chercheur au sein du Laboratoire d’Études sur la Sécurité et la Défense. Il est l’auteur de l’ouvrage A guerra fria e a ‘cooperação ao desenvolvimento’ com os países não-alinhados (UFRJ/EHESS, 2014).

Felipe Santos Deveza est professeur d’Histoire, dans le secondaire, et d’Histoire américaine, dans le supérieur ; docteur en Histoire comparée (UFRJ/UNAM), licencié en Histoire (UFRJ), avec un post-doctorat en Histoire de l’Amérique latine (UFF). Il est l’auteur de l’ouvrage O movimento comunista e as particularidades da América Latina (UFRJ/UNAM, 2014).

Paulo Alves Junior est professeur d’Historiographie à l’Université d’Intégration Internationale de la Lusophonie Afro-Brésilienne (Bahia) ; docteur en Sociologie (Unesp), licencié en Histoire (PUC-SP). Il est l’auteur de l’ouvrage Um intelectual na trincheira: José Honório Rodrigues, intérprete do Brasil (Editora Dialética, 2021).

Solange Struwka est professeure de Psychologie de l’Université Fédérale du Rondônia ; docteure en Psychologie Sociale (USP), licenciée en Psychologie (USP) et chercheuse au sein du Groupe Amazonie des Études et Recherches en Psychologie et Éducation. Elle est l’autrice de l’ouvrage Saúde mental em tempos de pandemia: os imperativos da situação-limite e as tarefas da psicologia (LavraPalavra, 2022).

* Cet article a été originellement publié sur le portail du Núcleo Práxis-USP, comme présentation du Dictionnaire Marxisme en Amérique, œuvre collective coordonnée par cette organisation. Sa reproduction sans fins commerciales et sans altération est autorisée. La source doit impérativement être citée (nucleopraxisusp.org). Les suggestions et les critiques sont les bienvenues, elles peuvent nous être communiquées à cette adresse : nucleopraxis.usp.br@gmail.com