Le marxisme de Mário Pedrosa

Journaliste, critique d’art et surtout militant révolutionnaire internationaliste, il défend la nécessité d’une révolution socialiste au Brésil, menée par les travailleurs organisés dans un parti qui leur soit propre.

Par Everaldo de Oliveira Andrade *

[Traduction du portugais : Aloys Abraham, Emma Tyrou, Félix Gay, Jean-Ganesh Faria Leblanc, Laure Guillot-Farnetti]

PEDROSA, Mário (Brésilien; Timbaúba/Pernambuco, 1900 – Rio de Janeiro, 1981)

1 Vie et pratique politique

Mário Xavier de Andrade Pedrosa (1900-1981) est né dans la Zona da Mata de l’État de Pernambuco, au Brésil. Dès sa jeunesse, il fut un enfant décalé, en rupture avec son milieu. Sa famille était issue de propriétaires de plantations du Nordeste, qui se tournèrent par la suite vers l’administration publique. Son père, Pedro da Cunha Pedrosa, fut notamment sénateur et juge de la Cour des comptes. De 1913 à 1916, Mário Pedrosa fut envoyé par sa famille étudier en Europe. Entre 1920 et 1923, étudiant à la Faculté nationale de droit de Rio de Janeiro, il rencontra les idées socialistes et le marxisme, s’éveillant à la vie politique et intellectuelle au service de la classe ouvrière, une lutte à laquelle il restera fidèle. Il obtint son diplôme en 1923, mais sa vie prit d’autres chemins.

Il fit partie de la première génération de militants communistes au Brésil, qui rejoignirent la lutte révolutionnaire dans le sillage de la Révolution russe (1917). En 1925, il se rapprocha du Parti communiste brésilien (PCB) par l’intermédiaire du journal A Classe Operária. L’année suivante, il adhéra au Parti. Puis, en mars 1927, il commença à travailler en tant qu’agent fiscal à João Pessoa (capitale de l’État de la Paraíba), mais il abandonna rapidement cette profession. Installé à São Paulo, il se chargea de l’organisation du Secours rouge international (SRI), organe de la Troisième Internationale qui soutenait les prisonniers politiques communistes. Parallèlement, il commença à écrire régulièrement pour la revue théorique du Parti et travailla également comme journaliste pour le quotidien Folha da Manhã.

Fin 1927, il fut désigné par la direction du PCB pour participer à l’École léniniste de Moscou, une formation destinée aux militants de la Troisième Internationale. En novembre 1927, alors qu’il se trouvait déjà à Berlin, les crises politiques au sein du Parti communiste de l’Union soviétique (PC(b)R) s’intensifièrent. ll resta en Europe jusqu’en 1929, où il adhéra aux propositions de l’Opposition de gauche (dirigée par Trotsky, Kamenev et Zinoviev), tendance du PC(b)R qui s’opposait au pouvoir de Staline. Mário revint au Brésil en 1929, avec la volonté de constituer un noyau de l’Opposition de gauche au sein du PCB. Le parti traversait alors une période de polémique, au sujet des alliances politiques, qui opposait Rodolpho Coutino à la majorité de la direction.

Il commença alors à organiser le Groupe communiste Lénine (GCL), officiellement lancé en 1930 avec la publication du journal Luta de Classes. Puis, en 1933, il fonda avec d’autres militants la maison d’édition Unitas, consacrée à la publication de textes et de livres révolutionnaires.

Avec la formation de l’Opposition de gauche internationale en 1931, le groupe dirigé par Pedrosa changea de nom et devint la Ligue communiste du Brésil (LCB). Leur action avait pour objectif de combattre le stalinisme au sein de l’Internationale communiste (IC), celui-ci étant perçu comme une orientation s’éloignant des idéaux démocratiques et révolutionnaires. À cette époque, l’IC opéra un virage vers une politique antifasciste de collaboration de classe avec des secteurs de la bourgeoisie. Dans le même temps, la pression exercée contre les opposants au stalinisme au sein de l’organisation se renforça. Nombre d’entre eux furent exclus en raison de leur divergence avec la direction, les persécutions touchant également certains vieux bolcheviks qui avaient été des compagnons de Lénine.

Au Brésil, Mário Pedrosa mena la résistance contre le stalinisme, en particulier en défense de l’unité de la classe ouvrière dans la lutte contre le fascisme, alors en pleine ascension. À São Paulo, le Front unique antifasciste (FUA) vit le jour, regroupant de nombreuses organisations socialistes et anarchistes, qui éditèrent ensemble le journal O Homem Livre (dans lequel Pedrosa publia plusieurs textes). En 1934, le FUA décida d’empêcher un défilé des fascistes intégralistes[1] à São Paulo. Lors de la confrontation armée qui s’ensuivit sur la Praça da Sé, Pedrosa fut blessé par balle.

Les années suivantes furent marquées par de nouveaux affrontements politiques. Les communistes brésiliens alignés sur Moscou, poussés par l’IC à trouver une alliance avec la bourgeoisie, fondèrent l’Alliance nationale de libération (ANL), dans une tentative de front démocratique large. Cependant, le soulèvement communiste de 1935 (mutinerie militaire organisée par des membres du PCB) servit de prétexte à la répression de toutes les organisations des travailleurs, ouvrant la voie à la dictature de Getúlio Vargas. Pedrosa reprochait à l’ANL d’être née d’un accord entre les dirigeants du Parti communiste et quelques militaires et politiciens petits-bourgeois. L’orientation de Pedrosa séduisit la quasi-totalité de la section de São Paulo du PCB, dirigée par Hermínio Sachetta, alors que les persécutions se multipliaient après la mise en place de la dictature de l’Estado Novo[2]).

Fuyant la police de Vargas, Pedrosa s’exila en France en 1937 et intégra rapidement les travaux du mouvement pour la Quatrième Internationale, émanation de l’Opposition de gauche Internationale. En 1938, il participa à une conférence organisée à Paris en qualité de délégué des sections latino-américaines, puis fut élu représentant de l’Amérique latine et membre du premier comité exécutif de la Quatrième Internationale. L’année suivante, il s’installa à New York avec toute la direction de la IVe Internationale nouvellement élue. Deux ans plus tard, il quitta finalement l’organisation en raison de son désaccord avec la proposition de défense inconditionnelle de l’URSS.

Avec la fin de la guerre en 1945 et son retour au Brésil, Pedrosa dirigea la publication du journal Vanguarda Socialista à Rio de Janeiro, qui rassemblait d’anciens camarades. Ce groupe autour du journal se rapprocha d’autres formations socialistes opposées au stalinisme, et donna naissance à la « Gauche démocratique », qui lança son manifeste fondateur en août 1945. En août 1947, elle adopta le nom de Parti socialiste brésilien (PSB), formation qui perdura jusqu’en 1965. En 1956, le groupe dirigé par Pedrosa et Raquel de Queiroz rompit avec le PSB et forma l’Action démocratique.

Tout en poursuivant activement son engagement politique, Mário Pedrosa développa son activité professionnelle de critique d’art – inscrivant toujours son analyse dans une perspective marxiste – dans le but de libérer l’art brésilien de son isolement national et provincial. Il défendit la nécessité pour l’art brésilien d’un renouvellement de l’expérience, d’un esprit renouvelé et internationaliste, tout en valorisant l’identité locale. Il s’agissait d’une position politique et libertaire en matière de production et de création artistique qui se heurta, d’une part, au nationalisme conservateur, mais aussi au réalisme socialiste et pamphlétaire des artistes liés au PCB ou à sa sphère d’influence. Présent dans les grandes manifestations artistiques à partir des années 1950, Pedrosa produisit une œuvre théorique dense, composée d’un grand nombre d’articles, et fut nommé commissaire de la Biennale d’art de 1961. Pour lui, il fallait voir « l’art comme l’exercice expérimental de la liberté ». En 1959, il participa à l’organisation d’un congrès international de critiques d’art sur le thème « Brasília, la ville nouvelle et la synthèse des arts », réunissant diverses personnalités du monde entier pour débattre de la construction de Brasilia. Tout au long de cette période, il maintint un engagement intense et constant par son activité de journaliste, publiant des articles sur les questions politiques et la critique d’art dans les principaux titres de la presse nationale.

Le coup d’État militaire de 1964 remit Mário Pedrosa au premier plan de la lutte politique. En 1966, il présenta sa candidature comme député du Mouvement démocratique brésilien (MDB)[3] et publia ses livres intitulés A Opção Brasileira et A Opção Imperialista, qui constituèrent les moments les plus importants de son travail politique et théorique marxiste. Dans la foulée, il commença à mener une activité militante clandestine, enregistrant et rapportant à Amnesty International les cas de torture pratiqués par la dictature brésilienne. En 1970, la police découvrit son réseau de contacts. Il parvint à fuir le pays et se réfugia au Chili, alors présidé par le socialiste Salvador Allende, qui lui proposa la création d’un musée d’art moderne, idée à laquelle il adhéra avec enthousiasme. La nouvelle institution fut baptisée « Musée de la solidarité », un projet qui prit fin brutalement le 11 septembre 1973 quand survint le coup d’État militaire chilien. Après une semaine de clandestinité, Pedrosa réussit à rallier le Mexique puis s’installa à Paris. Durant ce nouvel exil, il rédigea son ouvrage A crise mundial do imperialismo e Rosa Luxemburgo.

Mário Pedrosa vécut à Paris jusqu’en octobre 1977, date à laquelle, malade, il parvint à rentrer au Brésil à l’occasion de l’ouverture de la dictature, obtenue à la suite de mobilisations populaires. La dynamique autour de la création du Parti des travailleurs (PT) lui redonna espoir : il joua un rôle actif dans la lutte politique pour la fondation du nouveau parti, issu des luttes concrètes des travailleurs et de la jeunesse. Sa célèbre lettre à Lula – « Lettre ouverte à un dirigeant ouvrier » – appelait à la construction d’un nouveau parti ouvrier qui se réclamait du marxisme. Ses nombreux articles dans les journaux de l’époque témoignèrent de son engagement politique, qui se déploya dans d’innombrables réunions et activités. En 1980, il publia son livre Sobre o PT [À propos du PT] ; la même année, les militants lui rendirent hommage et il devint titulaire de la carte de membre numéro 1 du PT en assurant la signature du texte de fondation du parti, le dimanche 10 février. Alors âgé de 79 ans, il prononça un bref discours affirmant l’originalité et la force d’un nouveau parti de masse émanant de la base, des luttes ouvrières et des masses, visant à construire une trajectoire de lutte originale. En novembre 1981, le journal Pasquim publia son dernier entretien, dans lequel il déclara : « Être révolutionnaire est la profession naturelle d’un intellectuel… la révolution est l’activité la plus profonde qui soit… j’ai toujours rêvé d’une révolution pour le Brésil ». Il mourut à Rio de Janeiro le 5 novembre 1981, et cet espoir demeure une nécessité de plus en plus urgente pour le peuple brésilien.

2 Contributions au marxisme

On peut distinguer trois grands moments de la carrière de Mário Pedrosa qui mettent en évidence les phases fondamentales de sa réflexion politique marxiste : les années 1930 et la lutte contre l’intégralisme (le fascisme brésilien de l’époque) ; la période initiale de la dictature de 1964 et ses analyses de la situation internationale et de ses répercussions dans le pays ; et sa phase finale centrée sur la construction du PT. Il convient également d’ajouter qu’il consacra une bonne partie de sa vie professionnelle à la critique d’art et au journalisme, activités qui étendirent sa réflexion marxiste au domaine de la culture en général, avec des ramifications dans les domaines de l’architecture, de la muséologie, de la sociologie et de la psychanalyse.

Pedrosa élabore une œuvre marxiste riche et originale, nourrie de l’expérience de ses luttes militantes au Brésil et de son engagement internationaliste. Il contribue à développer une conception de la réalité brésilienne fondée sur le marxisme, en incorporant de manière organique les thèses centrales de Trotsky, de Rosa Luxemburg et de divers autres théoriciens communistes. Sa première contribution théorique porte sur les appréciations de l’insurrection de 1930[4]. La direction du PCB considérait alors que l’événement était le produit des contradictions impérialistes entre l’Angleterre et les États-Unis. Pedrosa ne partageait pas cet avis, estimant plutôt qu’il s’agissait d’une réorganisation des classes dirigeantes brésiliennes, avec un conflit entre des fractions de la bourgeoisie au sujet de privilèges économiques internes. Il développe ces positions en collaboration avec Lívio Xavier, dans un texte intitulé « Esboço de uma análise da situação econômica e social do Brasil » [Ébauche d’une analyse de la situation économique et sociale du Brésil], qui souligne l’incapacité des bourgeoisies à conduire une révolution démocratique dans les pays retardataires. Pour les auteurs, les tensions issues de ces processus contradictoires tendaient à affaiblir l’unité nationale brésilienne, également prise dans les dynamiques du développement inégal du capitalisme entre les États régionaux. Selon Pedrosa, c’est la forme de la Fédération nationale brésilienne elle-même qui a abouti à la guerre civile connue sous le nom de Révolution de 1930, dans les conditions créées par la pression impérialiste. Cette analyse met en relation le cadre national et international du capitalisme et les insuffisances politiques de la bourgeoisie locale dans la construction de son propre projet national.

Le coup d’État de l’Estado Novo de 1937 sonne le glas des ambitions les plus immédiates des fascistes brésiliens de cette décennie. Toutefois, dans plusieurs textes Pedrosa jette la lumière sur les menées des putschistes et sur la perméabilité des relations entre les gangs fascistes et les secteurs militaires autoritaires. Si en 1937 la tentation fasciste est enrayée, en 1964 le problème se pose à nouveau, dans la mesure où le fascisme n’est pas un phénomène isolé mais une partie intégrante et exceptionnelle du fonctionnement du régime capitaliste en général, comme les décennies suivantes le montreront.

Dans ses textes de 1937, Pedrosa analysait déjà les relations entre le fascisme et le capitalisme en tant qu’éléments d’une même composante sociale – relations par la suite étouffées et combattues par les libéraux comme s’il s’agissait d’univers éloignés. Après le coup d’État militaire de 1964, Mário Pedrosa entreprend une évaluation et une analyse approfondies des perspectives de l’impérialisme, de ses conséquences pour l’économie et la lutte politique brésiliennes, ainsi que des perspectives de révolution socialiste dans le pays. En 1966, il publie A Opção Imperialista et A Opção Brasileira. Ces ouvrages ont pour objectif de mettre en évidence l’imbrication entre l’histoire de la formation du capitalisme dans le pays et la combinaison des forces ayant mené le coup d’État (les classes moyennes, aux caractéristiques fascistes, les oligarchies rurales et les influences extérieures des États-Unis). De sa genèse sociale, la droite conservatrice brésilienne avait hérité des traits et des modes d’action fascistes qui remontaient aux années 1930. Le phénomène avait alors pris la forme du mouvement intégraliste, dont subsistaient certains éléments. Pour Pedrosa, le vieux fascisme des années 1930, qu’il appelle le « fascisme colonial », reste un élément fondamental de l’arsenal de la bourgeoisie brésilienne, notamment lorsqu’il s’agit de saper une démocratie fragile. La caractéristique de la dictature militaire de 1964 est qu’elle ne représente le pouvoir d’aucune classe dirigeante en particulier, mais un type particulier de « bonapartisme militaire ». Elle serait ainsi le produit de conditions tout aussi singulières, à savoir une combinaison des tendances et des besoins mondiaux du capitalisme international et de la réalité nationale des classes dominantes locales, acculées face à une situation révolutionnaire produite par la mobilisation populaire. En tant que « bonapartisme militaire », l’action de la dictature occuperait donc la place et le rôle du fascisme en tant que mouvement de masse organisé. Si, dans les années 1930, il y avait déjà une tendance vers une plus grande centralisation de l’État brésilien – condition imposée à la fois par le capitalisme au Brésil et par les faiblesses de la bourgeoisie nationale –, dans le pays comme à l’international la dictature initiée en 1964 est perçue comme la démission et la défaite définitive des dernières traces de souveraineté et d’autonomie des fractions organisées de la bourgeoisie nationale. Cela s’exprime dans le fait que la bourgeoisie a perdu le contrôle, en tant que classe sociale, du régime « bonapartiste » – désormais aux mains de la corporation militaire.

Le concept de « bonapartisme » est un outil central des analyses de Mário Pedrosa sur les deux périodes critiques de la conjoncture au cours desquelles il est actif : les années 1930 et les années 1960 (celles des deux dictatures brésiliennes). Pour lui, le bonapartisme est le concept marxiste qui permet le mieux de comprendre l’oscillation permanente du régime politique d’un État dépendant. Ainsi, le soi-disant « cycle national populiste développementaliste » de l’après Seconde Guerre mondiale n’est pas considéré comme une phase spécifique de rupture dans l’histoire politique et économique brésilienne, mais plutôt comme une oscillation vers la gauche, sous la pression des masses, du même régime politique bonapartiste aux caractéristiques communes. Avec sa méthode d’analyse, Mário Pedrosa suit, de manière dialectique, les déplacements du régime politique national et de sa base économique spécifique. Les oscillations du régime bonapartiste sont interprétées en fonction des pressions du marché mondial et de son noyau étasunien.

Mário Pedrosa utilise également un autre concept fondamental, celui de « développement inégal et combiné », comme outil d’analyse des oscillations internes du régime bonapartiste dans la conjoncture politique nationale, le concept articulant les connexions du capitalisme national et international. Ses premiers textes plus denses, écrits dans les années 1930, mobilisent déjà ce fil rouge dans leurs interprétations. Nous pouvons observer que ses principaux articles et livres, déjà dans la période de la dictature de 1964 (notamment A Opção Brasileira et A Opção Imperialista), combinent dialectiquement ces outils, catégories et concepts. L’expression de ce phénomène se constate, pour lui, dans l’histoire politique et économique elle-même, la lutte des classes et ses résultats dans le quotidien du pays. Comprendre ce qui se passe au Brésil depuis le coup d’État de 1964, et comment cette situation a pu se matérialiser, implique alors de comprendre les déplacements du régime bonapartiste depuis les années 1930, ses oscillations autoritaires et démocratico-populaires, mais aussi le capitalisme national avec ses dynamiques internes et ses relations avec le marché mondial sur fond de dynamique inégale et combinée.

Mário Pedrosa devient également une référence pour son interprétation marxiste de l’art au Brésil depuis une perspective libre et révolutionnaire qui s’opposait au « réalisme socialiste » strict d’alors. En 1933, il inaugure sa future carrière de critique d’art par une série de conférences analysant le travail de l’artiste allemande Käthe Kollwitz (1867-1945), qui expose à São Paulo des œuvres à thématique sociale. Pour Mário Pedrosa, si l’art et la politique vont de concert, les chemins pour vaincre le capitalisme et libérer la création artistique convergent. La brutalité du capitalisme et des moyens de communication doit être surmontée, parce que le matérialisme grossier de la société bourgeoise contribue à faire de la culture et des arts un privilège des riches. Le capitalisme reproduit la misère culturelle en transformant en marchandise toutes les sphères de la société. La société capitaliste mue le travailleur moderne en un être incapable de saisir la richesse artistique du monde, l’empêchant d’avoir une imagination libre et innovante. Il devient nécessaire de donner aux enfants, à travers une nouvelle éducation artistique, la possibilité de développer leur sensibilité et leur créativité, le sens des émotions qui donnent à l’homme l’impulsion naturelle et spontanée de créer du nouveau. La proximité de Pedrosa avec les artistes français du mouvement surréaliste dirigé par l’écrivain français André Breton et son militantisme trotskyste lui ouvrent de nouvelles voies. En 1938, Breton, avec Trotsky et le peintre Diego Rivera, écrivent le Manifeste pour un art révolutionnaire et indépendant, défendant la liberté totale de l’art et son essence profondément révolutionnaire. Ce document constitue une référence pour Pedrosa dans son travail de critique de la culture. Le Brésilien conçoit la dimension politique de la création artistique comme un processus large, collectif et profond, comme une possibilité de libération de l’humanité du joug du capitalisme et comme un « exercice expérimental de la liberté ».

3 Commentaire sur l’oeuvre

Mário Pedrosa ne se faisait aucune illusion sur les prétentions démocratiques de la bourgeoisie brésilienne, et encore moins sur les intentions prétendument progressistes des États-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine. Il soulignait que toute la structuration du complexe économico-militaire mondial étasunien, son étendue impériale de contrôle et d’articulation de tous les aspects de l’économie, de la politique et de la culture avaient été conçues comme des « réformes contre-révolutionnaires » dans les années 1930.

Ce serait là le point d’intersection de ce qu’il conceptualisa comme les « totalitarismes » nazi et étasunien, avec des répercussions sur la conjoncture brésilienne. Il y aurait, selon lui, une solution de continuité, comme il le souligne dans A Opção Imperialista (Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 1966), qui se serait prolongée de façon souterraine dans une prétendue guerre froide : « La lutte de l’Occident démocratique contre l’Orient communiste est un combat de dragons de contes de fée pour tromper les peuples ». La rhétorique démocratique et anticommuniste ne ferait que masquer la permanence de l’autoritarisme le plus profond et le plus sophistiqué, celui des États-Unis. Il ne s’agit donc pas d’un virage tactique, mais de l’approfondissement d’une orientation stratégique plus ancienne du fonctionnement du système capitaliste, de plus en plus centralisé et concentré entre les mains de l’État. L’objectif central du livre est d’évaluer les nouvelles tendances de l’impérialisme américain, dans la continuité de ce qu’il appelle les réformes contre-révolutionnaires inaugurées par le nazisme dans les années 1930. Le capitalisme incarné par les grandes entreprises représenterait un stade encore plus avancé de symbiose entre l’action des gouvernements des États-Unis et les intérêts pour de nouveaux marchés provenant d’entreprises gigantesques. Par ailleurs, Pedrosa compare et discute avec enthousiasme les progrès de l’économie planifiée de l’Union soviétique. Du point de vue du renforcement du rôle économique de la classe ouvrière, il les considère comme fondamentaux pour toute politique d’émancipation. Au Brésil, l’avenir socialiste, comme horizon nécessaire, exige non seulement une rupture avec les illusions défendues par les planificateurs développementistes et nationalistes, jusque-là hégémoniques (avant la dictature), mais aussi avec les nouveaux dispositifs néolibéraux implantés, de l’extérieur, par la dictature.

La perspective d’une transition vers le socialisme devait rester un horizon stratégique et être pensée comme une solution concrète et viable pour une économie brésilienne en retard. Cette voie est analysée dans l’ouvrage A Opção Brasileira (Rio de Janeiro, Civilização brasileira, 1966). La dictature entraînait la fin des illusions national-développementalistes, ou d’une voie indépendante et autonome vers le capitalisme au Brésil, telle que la défendait le PCB. Mário eut l’audace de réfléchir à une voie socialiste de dépassement : comment rompre avec le retard économique et ne pas se laisser abuser par les falsifications et les illusions de la bourgeoisie brésilienne ? L’excès de population agricole serait alors le premier goulet d’étranglement, et une réforme agraire permettrait l’intégration d’une partie substantielle de cette population par l’accès à la propriété foncière. Des investissements intensifs et massifs devraient être réalisés dans le secteur des biens d’équipement pour répondre, dans le temps et quantitativement, aux nouvelles demandes. La population libérée des servitudes de la campagne pourrait rejoindre l’armée des travailleurs de l’industrie et des services publics. Ainsi, Pedrosa envisage la planification socialiste comme une alternative concrète pour le Brésil des années 1960 et pour l’avenir.

Son élaboration théorique dans le domaine des arts et de la culture est trop complexe pour être résumée en quelques lignes. Il faut néanmoins rappeler qu’elle est intimement liée à sa vision marxiste et révolutionnaire. Son ouvrage Mundo, homem, arte em crise (São Paulo, Perspectiva, 1986), ainsi que les quatre livres posthumes publiés par Otília Arantes – Política das artes: textos escolhidos (São Paulo, Edusp, 1995), Acadêmicos e modernos: textos escolhidos (São Paulo, Edusp, 1998), Forma e percepção estética: textos escolhidos (São Paulo, Edusp, 2000), Modernidade cá e lá: textos escolhidos (São Paulo, Edusp, 2000) – rassemblent le plus riche ensemble de textes de Mário Pedrosa sur la critique d’art, même s’ils sont loin d’épuiser sa production sur l’art et la culture, encore dispersée dans d’innombrables revues et journaux. Pour lui, l’artiste capable de se rapprocher de la nature, de la société, contribue à la formation d’une conscience de classe pour les travailleurs. L’art provient de la nature et de la capacité toujours plus grande de l’homme à la contrôler ; la création même des matériaux et des techniques se reflète dans l’évolution des styles artistiques. Le capitalisme conduit cependant l’homme à s’éloigner de la nature. Les artistes qui vénèrent la modernité comme un nouveau dieu éloignent en réalité l’homme de la nature et de sa sauvegarde, contribuant soit à l’emprisonner dans le marché capitaliste, soit à soutenir un processus de bureaucratisation, comme il l’avait observé en URSS. L’art et la politique marchent ensemble, et les chemins pour vaincre le capitalisme et la création artistique libre convergent. Il faut vaincre la brutalité du capitalisme et des médias, parce que le matérialisme grossier de la société bourgeoise fait des arts un privilège des riches, reproduisant la misère culturelle en transformant en marchandise toutes les sphères sociales. Sous un tel régime, le travailleur est empêché de développer sa perception artistique, entravant sa créativité. Pedrosa défend ainsi une nouvelle éducation qui favorise dès le plus jeune âge la sensibilité et l’impulsion humaine naturelle à créer du nouveau.

Parmi ses derniers livres qui débattent de la situation politique figure A crise mundial do imperialismo e Rosa Luxemburgo (Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1979), dans lequel il se penche sur l’héritage de la révolutionnaire polonaise et son actualité par rapport aux mobilisations ouvrières qui se déroulent à l’époque, reprenant nombre de réflexions de 1966 et analysant le fait que le capitalisme vit alors une de ses crises mondiales les plus profondes.

Dans son dernier livre (publié de son vivant) – Sobre ou PT (São Paulo, Ched Editorial, 1980) – il reprend et renforce son militantisme politique marxiste. Il défend la nécessité d’une Assemblée constituante libre et souveraine, qui serait une solution démocratique et révolutionnaire pour reconstruire la nation par le bas et rompre de fait avec les structures autoritaires héritées de la dictature militaire. Il insiste sur l’urgence de la formation d’un parti des travailleurs et d’une nouvelle centrale syndicale. Cependant, tout en plaçant de grands espoirs dans la construction du PT, il ne se trompe pas ni ne manque de signaler les enjeux et les dangers d’une telle proposition. Il est, selon lui, nécessaire d’entreprendre un combat politique contre les nombreuses tentatives lancées à l’époque pour contenir et ligoter le jeune mouvement ouvrier indépendant brésilien.

Ainsi, Pedrosa écrit dans un de ses derniers textes, en janvier 1980, dans le Jornal da República : « Le parti des travailleurs doit agir et se distinguer de manière autonome en tant que classe… il faut souligner la différence historique qui existe entre les classes dirigeantes et la classe ouvrière… la mission du prolétariat contemporain en tant que classe consciente de ses propres intérêts ». Son message est toujours explicite : pour ouvrir la voie au socialisme, il faut renforcer la lutte des classes contre la bourgeoisie et garantir l’indépendance du prolétariat.

Parmi les nombreuses œuvres de Mário Pedrosa, on peut également mentionner les ouvrages suivants : Os socialistas e a terceira guerra mundial (Rio de Janeiro, Vanguarda Socialista, 1948) ; Arte, necessidade vital (Rio de Janeiro, Casa do Estudante do Brasil, 1949) ; Panorama da pintura moderna (Rio de Janeiro, Ministério da Educação e Saúde, 1952) ; Dimensões da arte (Brasília, MEC–Serviço de Documentação, 1964) ; Arte, forma e personalidades: 3 estudos (São Paulo, Kairós, 1979) ; Dos murais de Portinari aos espaços de Brasília ( Aracy Amaral [org.], São Paulo, Perspectiva, 1981).

La plupart des textes politiques de Mário Pedrosa ont été publiés dans des journaux et ne sont pas encore rassemblés dans des livres.

4 Bibliographie de référence

ABRAMO, Fúlvio e KAREPOVS, Dainis (orgs.). Na contracorrente da História. São Paulo: Sundermann, 2015.

ANDRADE, Everaldo de Oliveira. « Mário Pedrosa, o golpe de 1964 e a crítica ao desenvolvimentismo ». São Paulo, Perseu, fev. 2016. Disp: https://revistaperseu.fpabramo.org.br.

ARANTES, Otília Beatriz Fiori. Mário Pedrosa, itinerário crítico. São Paulo: Cosac Naify, 2004.

D’ANGELO, Martha. Educação estética e crítica de arte na obra de Mário Pedrosa. Rio de Janeiro: Nau, 2011.

FIGUEIREDO, Carlos Eduardo de Senna. Mário Pedrosa, retratos do exílio. Rio de Janeiro: Antares, 1982.

MARQUES NETO, José Castilho (org.). Mário Pedrosa e o Brasil. São Paulo: Ed. Fund. Perseu Abramo, 2001.

OITICICA FILHO, César. Mário Pedrosa (Coleção Encontros). Rio de Janeiro: Azougue, 2013.

Notes

[1] Intégralisme : Mouvement fasciste brésilien d’inspiration catholique des années 1930.

[2] L’Estado Novo est le nom donné au régime politique dictatorial mis en place par Getúlio Vargas à partir du coup d’Etat de 1937.

[3] Mouvement démocratique brésilien (MDB) : parti politique brésilien d’opposition consentie à la dictature militaire, fondé en 1966. Il abrite les multiples tendances de l’opposition.

[4] Mouvement insurrectionnel qui met fin à la Vieille République (República Velha, 1889-1930) en déposant le président Washington Luís et installant Getúlio Vargas au pouvoir.

*Everaldo de Oliveira Andrade est professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de São Paulo (USP), docteur et maître en Histoire économique (USP), directeur du Centre de soutien à la recherche historique Sérgio Buarque de Holanda (FFLCH-USP). Il est l’auteur, parmi d’autres ouvrages, de : Revoluções na América Latina Contemporânea: México, Bolívia e Cuba (São Paulo, Saraiva, 2000).

* Article édité par Yuri Martins-Fontes et Joana Coutinho, et originellement publié sur le portail du Núcleo Práxis-USP, en tant que notice du Dictionnaire Marxisme en Amérique, œuvre collective coordonnée par cette organisation. Sa reproduction sans fins commerciales et sans altération est autorisée. La source doit impérativement être citée (nucleopraxisusp.org). Les suggestions et les critiques sont les bienvenues, elles peuvent nous être communiquées à cette adresse : nucleopraxis.usp.br@gmail.com.