Le marxisme de José Antonio Arze

Sociologue, éducateur, député, il fut l’auteur d’un des premiers essais d’interprétation marxiste de la réalité bolivienne, et le fondateur du Parti de la gauche révolutionnaire (PIR, communiste). 

Par Marcos Vinicius Pansardi *

[Traduction du portugais : Aloys Abraham, Emma Tyrou, Félix Gay, Jean-Ganesh Faria Leblanc, Laure Guillot-Farnetti]

ARZE, José Antonio (Bolivien; Cochabamba, 1904 – Cochabamba, 1955)

1 – Vie et praxis politique

José Antonio Arze y Arze est né au début du XXe siècle dans une famille de la classe moyenne peu aisée. Il est le fils de José Tristán Arze, petit entrepreneur et fermier. Il étudia le droit et les sciences politiques à l’Université Supérieure de San Simón (UMSS, Cochabamba), dont il sortit diplômé en 1926. Il y devint directeur de la bibliothèque et professeur de droit public ; puis professeur de sociologie et de droit indianiste à l’Université Supérieure de San Andrés (UMSA, La Paz).

Encore très jeune, il fonda en 1921 l’Institut supérieur des artisans (ou Institut municipal nocturne des ouvriers), un établissement d’enseignement destiné à apporter la culture et les idées socialistes au prolétariat. La même année, il accéda au conseil d’administration d’Arte y Trabajo, revue importante fondée par Cesáreo Capriles, figure du mouvement radical bolivien naissant. Ce journal, dans lequel José Antonio Arze écrivit sous le pseudonyme de León Martel, contribua à donner de la visibilité à des étudiants qui allaient jouer un rôle central dans la politique bolivienne. Bientôt, il commença à éditer sa propre revue littéraire, El Paladín, qui publia trois numéros. 

En 1923, Arze voyagea en Argentine, en Uruguay et au Chili, pour le compte du Conseil municipal de Cochabamba, afin d’étudier les instituts de formation professionnelle pour les travailleurs. En Argentine, il découvrit le climat de la Réforme universitaire de 1918, un sujet qui l’intéressa toute sa vie. Plus tard cette année-là, il dirigea un groupe d’étudiants à la Faculté de Droit, et prit le contrôle de la fédération étudiante (son groupe était connu sous le nom de « soviétistes »).

En 1928, à l’occasion du premier Congrès national des étudiants universitaires, fut créée la Fédération universitaire bolivienne (FUB), dont la mission était de promouvoir la réforme universitaire. A cette occasion, Arze et Ricardo Anaya signèrent conjointement un document considéré comme le premier essai d’interprétation marxiste de la réalité bolivienne.

Autour de 1928, il participa à la première tentative de fondation d’un parti communiste en Bolivie avec deux autres personnages fondamentaux de la future histoire bolivienne : José Aguirre Gainsborg et Walter Guevara Arze. Ce parti resta dans l’historiographie sous le nom de Parti Communiste clandestin (PCc). Cependant, les délégués de l’Internationale communiste (IC) ne reconnurent pas cette organisation, qui fut dissoute, et imposèrent à la place un Groupe communiste (transformant ainsi le statut de l’organisation de parti en groupe).

En juin 1929, Arze participa à la première Conférence des partis communistes latino-américains à Buenos Aires, qui se déroula presque immédiatement après la fondation de la Confédération syndicale latino-américaine (CSLA) et le VIe Congrès de l’Internationale communiste.

En Bolivie, l’arrivée au pouvoir d’Hernando Siles (1925-1930) avait apporté l’espoir de réformes sociales. Pour former son gouvernement, il fit appel à de jeunes universitaires radicaux. Arze fut l’un de ceux qui acceptèrent l’invitation, et il fut affecté à la Commission pour la Réforme universitaire et au Ministère du Développement (1929-1930). Ce fut le premier de ses nombreux rapprochements avec les forces de gouvernement. 

Il régnait à l’époque un certain pessimisme quant à la possibilité pour les travailleurs des villes et des campagnes de s’organiser de manière autonome. Pour Arze, la classe laborieuse bolivienne était encore en voie de formation et, par conséquent, n’était pas encore prête à devenir un acteur politique important. Cette analyse de la réalité nationale ne changea pas au fil des années, ce qui conféra à ses projets d’organisation politique un caractère polyclassiste. Dans ce cadre, plusieurs objectifs furent atteints. La Révolution de 1930, à laquelle les dirigeants du FUB participèrent, y compris militairement, institua l’autonomie universitaire, cause défendue par Arze. Toujours en 1931, il tenta de créer une organisation politique singulière : la Confédération des républiques ouvrières du Pacifique (CROP) – sorte de parti communiste trinational incorporant des organisations de Bolivie, du Chili et du Pérou, qu’il envisageait comme un noyau de propagation de l’internationalisme prolétarien pour tout le continent. Mais le projet ne prit jamais forme. 

En octobre 1931, Arze se rendit à Montevideo pour visiter le Secrétariat sud-américain de l’Internationale communiste, dans le but de transformer la CROP en une section bolivienne de l’Internationale communiste. Cette tentative échoua, car l’IC vit dans cette organisation une tentative de fondation d’une nouvelle Alliance populaire révolutionnaire latino-américaine (APRA)1, c’est-à-dire un projet réformiste à tendance petite-bourgeoise. En décembre 1931, les membres de la CROP cédèrent aux critiques du Secrétariat, acceptèrent de dissoudre le groupe et renouvelèrent leur demande de création d’un PC bolivien. Avec le soutien du CSLA, ils parvinrent à fonder un Comité central provisoire, embryon d’un futur parti communiste dans le pays. Mais, à l’image des tentatives précédentes, ce projet demeura lettre morte. En dépit de ses efforts pour être accepté par l’IC, les entreprises d’Arze se heurtèrent systématiquement à l’organisation communiste. Il essaya à plusieurs reprises de créer un Parti communiste dans son pays, se rendant même à Moscou, mais en vain. Il fut toujours traité comme un intellectuel petit-bourgeois et sa participation au mouvement communiste ne fut jamais très bien acceptée. 

Le refus de l’Internationale communiste de reconnaître et de légitimer les efforts d’Arze, la figure la plus importante du mouvement communiste bolivien de l’entre-deux-guerres, constitua l’une des principales raisons de l’absence de parti communiste en Bolivie avant les années 1950. Arze demeura malgré tout fidèle aux lignes d’action programmatiques (et théoriques) de l’IC – bien qu’il ne fût jamais un cadre officiel de cette organisation. Sa défense des intérêts de l’Union soviétique – contre les positions des travailleurs locaux – lui valut plus tard d’être isolé au sein du mouvement ouvrier de son pays.

Si les biographes ont tendance à considérer José Antonio Arze comme un « stalinien », cette catégorisation doit être relativisée. Certes, il manifesta une fascination pour l’URSS et même pour Staline. Dans sa nécrologie consacrée au dirigeant soviétique, mort en 1953, il considéra Staline comme « le plus grand personnage de l’humanité ». D’un autre côté, il n’a jamais cessé de lire des auteurs opposés au stalinisme, ni de critiquer la direction prise par le mouvement communiste sur le continent américain. Il lit Trotsky et d’autres opposants communistes, recommanda la lecture de ces auteurs aux militants et inclut ces livres dans ses cours et ses conférences. Cette indépendance ne fut jamais acceptée par l’IC, mais lui permit cependant de disposer d’une liberté dont peu de militants communistes latino-américains pouvaient jouir. 

Avec le déclenchement de la guerre du Chaco (1932-1935) entre la Bolivie et le Paraguay, Arze, comme d’autres communistes, refusa de se battre et s’exila au Chili. Il donna des cours à l’Université du Chili et prit contact avec des organisations socialistes locales. La fin de la guerre et la défaite de la Bolivie provoquèrent un séisme politique qui balaya le pays. Un coup d’État inaugura l’ère du « socialisme militaire », une période au cours de laquelle plusieurs anciens combattants de la guerre du Chaco occupèrent le pouvoir, ouvrant le pays à des réformes socio-économiques substantives et se rapprochant des divers groupes de gauche.

C’est dans cette conjoncture qu’Arze, avec d’autres personnalités du mouvement radical, accéda aux responsabilités politiques pour la deuxième fois. Le coup d’État avait porté au pouvoir le général David Toro (1936-1937). Arze fut ainsi affecté au nouveau ministère du Travail et de la Sécurité sociale, présidé par son ami Waldo Alvarez, le premier travailleur de l’histoire bolivienne à devenir ministre. Le gouvernement comptait également d’autres figures importantes de la gauche, comme Ricardo Anaya et José Aguirre Gainsborg. De la brève participation de ces militants au gouvernement est né, en particulier, le projet d’instituer la syndicalisation obligatoire, qui devait être la base de la transformation de la démocratie représentative en une « démocratie fonctionnelle », c’est-à-dire une démocratie syndicale sur le modèle des soviets russes.

Les gouvernements de ce « socialisme militaire » étaient réformistes, mais également anti-communistes, leur nationalisme s’opposant à l’internationalisme socialiste. Malgré leur engagement dans le Parti socialiste du général Toro, Arze et Aguirre Gainsborg et leurs camarades furent finalement arrêtés et déportés – par le même gouvernement qui les avait pourtant invités à exercer des responsabilités politiques. Arze s’en retourna au Chili, où il adhéra au Parti socialiste de Marmaduke Grove.

En 1939, avec des collègues boliviens exilés au Chili, il participa à la fondation du Front de la gauche bolivienne (FIB), tentative de reproduction de l’expérience chilienne d’un front de gauche. L’année suivante, à l’occasion des élections présidentielles, la candidature d’Arze fut portée – apparemment sans son consentement, et bien qu’il ne fût affilié à aucun parti – par les étudiants de la FUB et les fédérations universitaires locales, en plus de l’appui de plusieurs groupes socialistes et, officiellement, de l’Université Supérieure de San Andrés, au sein de laquelle il travaillait (il était alors possible de se présenter à une élection avec le soutien d’une institution publique ou sociale). Sans faire campagne, et malgré un système électoral excluant, la candidature d’Arze ne récolta pas moins de 10 000 voix (pour un total de 58 000) face au candidat des oligarchies. 

Enfin, en juillet 1940, se tint à Oruro un congrès visant à créer un parti d’union des principaux groupes de la gauche bolivienne : le Parti de la gauche révolutionnaire (PIR). Le PIR se définissait comme marxiste et cherchait à marquer sa différence avec le socialisme militaire et nationaliste, considéré par Arze comme un « pseudo-socialiste » dans la mesure où le seul vrai socialisme était celui fondé sur « les doctrines de Marx et d’Engels ». Le PIR proposait un socialisme marxiste adapté à la réalité des pays semi-coloniaux et semi-féodaux. La tâche à court terme était la réalisation de la « révolution démocratique bourgeoise » qui aurait un caractère anti-impérialiste et agraire. Le parti serait également polyclassiste et se limiterait à agir dans un cadre légal et démocratique.

En parallèle de son activité politique, Arze poursuivait sa carrière de sociologue universitaire. En 1940, il créa l’Institut bolivien de sociologie et, en 1941, il édita la première revue scientifique de sociologie de Bolivie, dans laquelle il cherchait à diffuser la pensée marxiste. Il travailla entre 1941 et 1944 aux États-Unis en tant que professeur de relations interaméricaines au Williams College ; puis, en 1948, en Europe et dans différents pays du continent américain. 

En juillet 1944, il subit un attentat, se faisant tirer dessus par des éléments qui, selon certains historiens, étaient liés à une nébuleuse organisation militaire appelée Raison de la patrie (Radepa). Pour d’autres, la tentative d’assassinat aurait été commanditée par le président Gualberto Villarroel (1943-1946) en personne. Arze survécut, mais avec des séquelles qui raccourcirent probablement sa vie. Il était à cette époque au sommet de sa carrière parlementaire, élu sénateur dans les années 1940, puis député, avant de devenir président de la Chambre des députés en 1947.

Dans cette période charnière de la Seconde Guerre mondiale, la ligne politique du PIR était centrée sur la défense de l’URSS et suivait donc la politique d’alliance de Moscou avec les États-Unis et de combat primordial contre le fascisme. Il était cependant difficile d’identifier l’ennemi fasciste. Le gouvernement militaire était considéré par certaines factions politiques (y compris de gauche) comme fasciste, alors que pour d’autres il était socialiste. Le PIR considérait, quant à lui, que c’était le Mouvement révolutionnaire national (MNR) qui était fasciste. Et le Parti se retourna également contre le président Villaroel – après avoir pourtant proposé un front politique avec lui – au nom de la lutte contre le fascisme, et soutint le coup d’Etat qui mit fin à son gouvernement. 

Par la suite, le PIR intégra la coalition du Front démocratique antifasciste et l’Union démocratique bolivienne, en plus d’une alliance électorale avec le Parti libéral. Au sein de ces coalitions figuraient des secteurs représentatifs de l’élite conservatrice bolivienne (connue sous le nom de « Rosca »). Le PIR défendait la nécessité de consolider la démocratie, de garantir des avancées sociales pour les travailleurs et, surtout, de lutter contre l’avancée du fascisme interne. Là encore, le PIR s’alignait sur la politique de l’IC, reposant sur des alliances avec des « secteurs progressistes de la bourgeoisie ». Le cas bolivien ne constituait pas une exception : cette politique fut également menée par les PC d’Argentine, du Mexique, du Brésil, des États-Unis, du Chili et tant d’autres. Cette politique d’union prit finalement fin avec le gouvernement d’Enrique Hertzog (1947-1949). La répression violente des manifestations ouvrières par les forces gouvernementales2 produisit un traumatisme majeur au sein du PIR, qui décida de rompre l’alliance ; mais le retard de cette décision ne fut pas pardonné par le mouvement syndical qui transféra dès lors sa loyauté au MNR.

En 1950, Arze, Anaya et les vieux militants du PIR s’opposèrent à la création d’un parti communiste, ce qui provoqua la scission du parti. L’aile la plus jeune quitta le parti pour fonder le Parti communiste de Bolivie (PCB). Ironie de l’histoire, car après toutes ces tentatives pour fonder un parti communiste dans le pays, et alors même que l’opportunité s’ouvrait, c’était Arze qui s’inscrivait en faux contre le projet. 

A nouveau candidat à la présidence en 1951, Arze ne recueillit que la moitié des voix qu’il avait obtenues en 1940 (5.170), se classant en 6e position. L’élection fut remportée par le candidat du MNR (soutenu par le PCB) Víctor Paz Estenssoro, qui rassembla 54 049 voix. 

En juillet 1952, Arze décida de dissoudre le PIR. La plupart de ses militants passèrent au MNR, qui devint alors le plus grand parti ouvrier du pays. Arze perdit son rôle politique central, et c’est sans lui que se déroula la Révolution de 1952, bien qu’il collaborât avec le nouveau gouvernement. Dans le cadre de sa dernière participation à la politique bolivienne, il intégra la Commission de la réforme de l’éducation (1953-1954) et fut l’un des principaux auteurs du Code bolivien de l’éducation.

En tant que sociologue, Arze organisa le premier Congrès bolivien de sociologie (1952) et fut le premier président de la Société bolivienne de sociologie née de la rencontre. Arze fut également le secrétaire du troisième Congrès indien interaméricain (1954).

2 – Contributions au marxisme

Dans Ficha biográfica (1951), écrit autobiographique, José Antonio Arze se définit avant tout comme un intellectuel voué à la défense des intérêts des opprimés de sa patrie. C’est un penseur aux intérêts multiples, travaillant dans les domaines de l’histoire, de la sociologie, de la politique, de la pédagogie, du droit, de la linguistique, de la biographie, de la critique bibliographique et littéraire, et même de la fiction politique futuriste. Polyglotte, il enseigne et donne des conférences dans plusieurs pays d’Amérique et d’Europe.

Sa plus grande frustration fut de ne pas avoir accompli le principal projet théorique de sa vie : réaliser une interprétation large et profonde de la société bolivienne. A son grand regret, le manque d’argent, les conditions politiques (ses divers séjours en prison et exils) et son intense activité politique l’empêchèrent de se consacrer correctement aux études et à la production intellectuelle.

Bien qu’il reconnaisse les limites de sa production, il estimait que sa plus grande contribution était d’avoir « introduit le marxisme dans l’étude de la réalité bolivienne et de l’avoir développé de manière originale » (et non simplement de « répéter » des lectures extérieures).

Revenons donc à cette Bolivie des années 1920 et 1930, quand débutent les activités politiques, intellectuelles et professionnelles d’Arze. Il fait alors partie d’un milieu de jeunes universitaires révoltés cherchant des alternatives à la décadence du système politique du pays. Depuis les années 1930, on peut trouver en librairie la littérature marxiste de Lénine, Boukharine et Plekhanov, dans des éditions populaires imprimées en Argentine et au Chili. Cette littérature marxiste et socialiste est également accessible dans les bibliothèques universitaires et utilisée dans les cursus.

Durant les années du « socialisme militaire » (nationaliste, petit-bourgeois et réformiste), la principale préoccupation des courants qui se réclament d’un « socialisme marxiste »  consiste à affirmer l’importance des idées de Marx pour comprendre la société bolivienne. En revanche, leurs adversaires prônent la nécessité d’une approche exclusivement nationale, rejetant toute théorie élaborée à partir d’une autre réalité.

Pour Arze et ses compagnons, il est alors nécessaire de restaurer la pureté de la doctrine socialiste afin de comprendre la réalité bolivienne, ce qui n’est possible qu’à travers l’utilisation des catégories marxistes. En somme, le marxisme contiendrait des formules valables pour comprendre toutes les sociétés humaines – et la Bolivie et l’Amérique latine ne feraient pas exception, sans toutefois nier les spécificités de chaque réalité nationale aux différents moments de leur évolution historique. Le document Frente de Izquierda Boliviana de 1939 propose ainsi un socialisme marxiste appliqué aux conditions sociales spécifiques des pays semi-coloniaux et semi-féodaux (comme la Bolivie), qui ne sont strictement ni « prolétariens » ni « anti-nationaux ». L’objectif est alors de réaliser une révolution « démocratico-bourgeoise » qui se structure autour d’un impératif à la fois anti-impérialiste et agraire.

Arze lance un défi aux membres de son parti : « étudier de manière marxiste les particularités sociologiques de la nation bolivienne » (Programa PIR, 1940). Son intervention dans le débat sur la caractérisation de la société inca (Sociografía del inkario, 1952) constitue un texte représentatif de cette ambition. Il s’agit de son essai le plus ambitieux, fruit d’années de maturation intellectuelle sur les spécificités de la réalité bolivienne.

La formulation des grandes lignes de ses principales thèses remonte à 1933, date à laquelle Arze avait adressé une lettre à l’IC contestant l’interprétation « indigéniste » préconisée pour les pays à majorité quechua et aymara. L’IC défendait la création de « républiques indigènes », basées sur le « communisme primitif » typique des ayllus – communautés originaires incas semblables aux mir russes. Selon l’IC, le communisme moderne pourrait fructifier dans les pays andins en s’appuyant sur l’expérience d’organisation de la vie communautaire des ayllus. Pour Arze, les communistes sud-américains commettaient l’erreur de transposer mécaniquement le débat russe sur les nationalités (en particulier le cas des moujiks). De telles thèses n’auraient donc rien de marxiste, car elles surestimeraient le rôle de la « lutte des races », au détriment de la lutte des classes. Dans cette même lettre, Arze définissait la société inca comme « semi-féodale » dans la mesure où elle se caractérisait par la domination d’une noblesse théocratique inca.

Le marxiste bolivien revient sur ce thème en 1936, dans son prologue au livre de Georges Rouma, La civilisation des Incas, puis en 1939 dans un autre prologue à l’œuvre de Louis Baudin, L’empire socialiste des Incas (tous deux traduits en espagnol par Arze lui-même). Dans le prologue au livre de Rouma, Arze définit la société inca comme « communiste » – ayant été, de son propre aveu, fortement influencée par sa lecture des Sept Essais de Mariátegui et par Haya de la Torre. Cette interprétation est rapidement abandonnée, et dans le prologue au livre de Baudin, Arze cherche des références théoriques dans l’œuvre d’Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.

Partant de la typologie d’Engels, Arze définit l’Empire Inca comme étant au « stade intermédiaire » de la « barbarie ». Il identifie ainsi l’existence d’une structure de classe avancée dans l’Empire. L’élite aristocratique et la caste sacerdotale jouissaient de privilèges dans le partage des terres ; des inégalités s’étaient installées directement dans la production économique et, apparemment, la répartition des terres se faisait selon les intérêts de l’État, mais ce qui n’était en réalité que l’expression politique des intérêts économiques de la classe dominante. Les inégalités se reflétaient également dans la division sociale du travail : les plus hautes fonctions de l’administration de l’État (militaire, administrative et sacerdotale) étaient réservées à l’élite dominante, alors que les masses opprimées ne pouvaient qu’effectuer des travaux manuels ou servir dans l’armée à des fonctions subalternes. En somme, l’État inca était un appareil de domination de classe, et à travers lui, l’élite contrôlait les moyens de production.

Ainsi, Arze cherche à incorporer dans son analyse les manifestations de l’inégalité de classe à partir des éléments superstructurels de cette société, tels que la religion, l’éducation et même la langue. Il voulait ainsi échapper à une lecture économiciste du marxisme, si prégnante à cette période. Citant la célèbre lettre d’Engels à Bloch, il défend la nécessité d’analyser les éléments superstructurels de la société, niant catégoriquement la réduction du marxisme aux aspects économiques et matériels. Il conclut en qualifiant la société inca de « semi-socialiste » : Il arrive à cette définition en analysant le rôle planificateur de l’État inca, et en examinant son rôle social de protection des pauvres – à qui il garantissait le pain, des vêtements et une maison – en dépit d’une répartition limitée des terres.

3 – Commentaire sur l’oeuvre

Sociografía del inkario (La Paz: Ed. Fenix, 1952), constitue le principal ouvrage théorique d’Arze, dans lequel il déploie une interprétation de la réalité bolivienne à travers la méthode marxiste. Il critique notamment la croyance répandue selon laquelle l’Empire inca était une version indigène du socialisme.

Dans l’introduction des Documentos orgánicos y políticos del PIR (La Paz : Trabajo, 1941), il propose la première caractérisation de la société bolivienne à partir du matérialisme historique.

Dans Bosquejo sociodialéctico de la historia de Bolivia (Sucre: Revista de la Facultad de Derecho y Ciencias Sociales de la Universidad de Chuquisaca, 1940) il se propose de réaliser une histoire marxiste de la Bolivie, esquissant un panorama de la sociologie bolivienne.

Hacia la unidad de las izquierdas bolivianas (Santiago de Chile: Taller Gráfico Gutemberg, 1939) est un texte qui servit de base à la formulation de la ligne politique du PIR. C’est dans ce texte qu’apparaît la première version de l’introduction de 1941 citée plus haut.

Arze avait écrit de nombreux textes analysant la situation politique bolivienne, tels que Bolivia bajo el terrorismo nazifascista (Lima: Empr. Ed. Peruana, 1945), où il dénonce le caractère fasciste du gouvernement de Gualberto Villarroel, défendant le large front démocratique et polyclassiste incarné par l’Union démocratique bolivienne. On peut également citer Desterrados piristas: Bolivia, una democracia degollada (Gutemberg Impresores, fev. 1951), lettre ouverte à l’ONU dénonçant la dictature de Mamerto Urriolagoitia, qui avait banni Arze et ses compagnons du PIR. Cette même année, il réalise également une ébauche d”autobiographie : Ficha biográfica de José Antonio Arze (La Paz: Edição do autor, 1951).

Arze s’identifiait comme un sociologue et s’évertua à échafauder les fondations institutionnelles de la sociologie bolivienne. Hacia la creación de un Instituto Sociográfico de América Latina [ISAL] (La Paz: Ed. Fenix, 1953) rassemble notamment des documents, des projets mais aussi une proposition de cours de sociologie latino-américaine.

« Polémica sobre marxismo » (Revista Jurídica, Cochabamba, 1952) est un recueil de plusieurs articles publiés dans la presse en défense du marxisme et constituant une réponse au philosophe Manfredo Kempff.

José Antonio Arze était aussi un enseignant et il accompagne à ce titre le processus de réforme de l’éducation en Bolivie. Il apporte sa contribution à la réforme du système éducatif à travers plusieurs écrits, en particulier « La autonomía universitaria » (Revista Universitaria, Santiago, set. 1939), qui sera publié plus tard avec d’autres articles dans La autonomía universitaria y outros escritos afines (La Paz: UMSA, 1989; disponible sur https://repositorio.umsa.bo) et avec Processus éducatif bolivien (La Paz : Ed. Universo, 1947).

L’ouvrage Sociología marxista (Oruro: Ed. Universitaria, 1963), publié à titre posthume, rassemble des textes didactiques pour ses cours à l’École des sciences économiques de l’UMSA (La Paz), dans les années 1940. Dans ce document, l’auteur cherche les bases d’une sociologie marxiste et entreprend une classification générale des sciences à partir de la conception matérialiste de l’histoire.

Arze était un intellectuel d’une grande érudition et aux intérêts variés. Escritos literarios (La Paz: Ed. Roalva, 1981), publication également posthume, sélectionne des textes qui illustrent sa passion littéraire.

Il convient également de mentionner d’autres ouvrages qu’il ne publia jamais de son vivant, comme l’essai politique « Hacia la URSAL (Unión de las Repúblicas Socialistas de América Latina) » ou le récit de sciences-fiction Melsurbo: ensayo de novela futurográfica-marxista, ambientada en un porvenir distante, se déroulant dans une future société socialiste. La ville de Melsurbo (dont le nom a été formé en combinant les initiales de Marx, Engels, Lénine et Staline) se situe quelque part en URSS, au sein d’une patrie unique, « Panlandia »

Arze a écrit plusieurs pamphlets et articles publiés dans des revues et des journaux de l’époque, ainsi que des conférences, des discours et des programmes de cours. On peut retrouver sa bibliographie dans le livre écrit par son neveu, Ensayo de una bibliografía del Doctor José Antonio Arze (Cochabamba: Ed. UMSS, 1968).

4 – Bibliographie de référence

FRANCOVICH, G. El pensamiento boliviano en el siglo XX. Cidade do México: Fondo de Cultura Económica, 1956.

GARCIA, H. et al. Los partidos de izquierda ante la cuestión indígena (1920-1977). La Paz: Vicepresidencia del Estado Plurinacional, 2017.

KLEIN, H. Orígenes de la revolución nacional boliviana. Cidade do México: Grijalbo, 1993.

LORA, G. Historia del Movimiento obrero boliviano. La Paz: Editorial Los Amigos del Libro, 1967.

SCHELCHKOV, A.; STEFANONI, P. Historia de la izquierda boliviana. La Paz: Vicepresidencia del Estado Plurinacional, 2016.

STEFANONI, P. Los inconformistas del Centenario. Intelectuales, socialismo y nación en una Bolivia en crisis (1925-1939). Thèse de doctorat, UBA, Buenos Aires, 2014.

Notes

* Marcos Vinicius Pansardi est professeur à l’Institut Fédéral du Paraná, chercheur en Pensée sociale latinoaméricaine ; chercheur en sciences sociales (PUC-PR), titulaire d’un master en Sciences Politiques et docteur en Sciences Sociales (Unicamp). Auteur, parmi d’autres ouvrages de Reinterpretando o Brasil: da revolução burguesa à modernização conservadora (Juruá, 2009).

* Article édité par Yuri Martins-Fontes et Solange Struwka, et originellement publié sur le portail du Núcleo Práxis-USP, en tant que notice du Dictionnaire Marxisme en Amérique, œuvre collective coordonnée par cette organisation. Sa reproduction sans fins commerciales et sans altération est autorisée. La source doit impérativement être citée (nucleopraxisusp.org). Les suggestions et les critiques sont les bienvenues, elles peuvent nous être communiquées à cette adresse : nucleopraxis.usp.br@gmail.com.

  1. D’abord pensé comme une alliance des forces révolutionnaires anti-impérialistes latino-américaines par son fondateur, Víctor Raúl Haya de la Torre, entre 1924 et 1928, l’APRA rompt avec l’Ibnternationale Communiste en 1927. L’organisation se concentre alors sur le Pérou pour prôner une révolution polyclassiste menée par les sections progressistes de la bourgeoisie nationale. ↩︎
  2. En juin 1949, lors de la répression violente d’une grande grève dans les centres de mines, trois cents travailleurs boliviens et deux techniciens américains furent tués. ↩︎